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dimanche 28 octobre 2012

Kamal ol-Molk : les miroirs aux alouettes

La Galerie des Miroirs


Regardez bien ce tableau. Oui, regardez-le bien.
Je crois qu'on a rarement réussi à évoquer avec plus de force la solitude du pouvoir ou tout simplement la solitude d'un homme que dans ce tableau du grand peintre iranien Mohammad Ghaffari, de son nom d'artiste Kamal ol-Molk (m. en 1941).
On distingue vaguement au loin la figure du souverain d'Iran, Nasseredine Shah, minuscule, perdue au milieu de cette immense Galerie des Miroirs, totalement déserte, de son palais du Golestan (la Roseraie). L'artiste nous décrit avec une minutie et une maîtrise technique confondante, les dorures, les tapis précieux, les rideaux en mousseline, les lustres gigantesques, l'alignement des fauteuils vides et surtout ces innombrables miroirs dont les murs et les plafonds sont tapissés et qui amplifient le luxe - on serait tenté de dire le clinquant - de ce décor somptueux en le réfléchissant et en le multipliant à l'infini. Une merveilleurse lumière aux teintes dorée et rose baigne l'atmosphère. Même le soleil, entrant à grands flots par les immenses fenêtres, semble s'est mis de la partie pour conférer à cette Galerie des Miroirs un éclat encore plus somptueux.
Pourtant, le Shah, semble indifférent à tout ce faste. Il lui tourne même le dos. Assis dans un fauteuil, immobile,  perdu dans ses pensées, il regarde à l'extérieur par les baies vitrées. On aperçoit, entre les rideaux, la nature que l'on devine belle en ce beau jour ensoleillé et qui est réduite ici à sa portion congrue. A quoi pense le roi ? A quoi rêve t-il ? Depuis combien de temps est-il là ? Il semble plus triste que heureux, en tout cas profondément seul. Une mélancolie poignante se dégage de cette silhouette assise telle une ombre.

Pauvre Naseredine Shah ! Lui qui a fait bâtir cette Galerie des Miroirs à sa gloire pour épater le tout Téhéran et les ambassadeurs du monde entier. Lui qui, lors d'une visite à l'école d'art de Téhéran a tenu à rencontrer Mohamed Ghaffari, ce jeune prodige qui peint à la manière occidentale. Il a été tellement impressionné par le jeune artiste qu'il l'a invité à venir s'installer à sa cour, en a fait son peintre officiel et l'a même élevé à la dignité de chef des peintres de son palais. Le brave souverain ne devait certainement pas se douter que son protégé le représenterait ainsi telle une esquisse fantomatique à peine reconnaissable dans cette salle qu'il a faite édifier. Il devait sûrement s'attendre à être croqué le torse bombé, le regard conquérant, les pointes de sa moustache fièrement dressées avec en fond de toile sa Galerie des Miroirs étincelant de mille reflets miroitants. Comment a t-il perçu le tableau ? Quels commentaires en a t-il faits ? A t-il senti l'ironie, le regard acerbe du peintre derrière ses coups de pinceaux ?
L'artiste, bien que s'étant vu décerner par le souverain le titre pompeux de Kamal ol-Molk (la Perfection du Royaume) est un génie bien trop grand, libre et profond pour se laisser enfermer dans la flagornerie. Ce qu'il veut peindre avant tout, ce sont les remous de l'âme humaine, la vie secrète des coeurs, le sens derrière les apparences, les silences qui en disent long.
La force de ce tableau réside dans la possibilité que le peintre iranien a accordé à tout individu de s'identifier au sort du roi de Perse. Celui-ci, tournant le dos à son univers familier, à son apparat et à son opulence, laisse son regard se perdre dans le lointain, en dehors des murs de son palais, comme un homme qui aspire à la liberté, à l'évasion, à changer de vie, pour devenir peut-être un citoyen ordinaire ou un anachorète vivant sans souci du lendemain et tirant sa maigre pitance de la générosité des âmes charitables. Vu sous cet angle, le faste de la Galerie des Miroirs se révèle alors à nous dans toute sa signification véritable. La salle n'a de merveilleux que son apparence, sa surface. La réalité est que c'est une prison dorée dont les barreaux sont constitués de devoirs, de responsabilités, de mondanités, d'étiquette qui maintiennent le souverain sous bonne garde et lui rendent toute tentative d'évasion impossible.
Comme on est en terre perse, le soufisme et le derviche ne sont jamais bien loin. Kamal ol-Molk affirmait "qu'aucune grande oeuvre n'est possible sans grande pensée." Au vu de ce qui l'on vient de dire plus haut, on peut vraisemblablement interpréter ce tableau comme une illustration de ce leitmotiv inlassablement rappelé par les soufis qui voyaient dans la vie de ce monde avec son quotidien routinier et ses innombrables tentations, plus séduisantes les unes que les autres et aussi nombreuses que les gouttes dans l'océan ou que les images reflétées à l'infini dans des miroirs, des chimères qui retiennent l'âme humaine prisonnière dans un écheveau inextricable d'illusions où tout n'est que plaisirs trompeurs, vanité et poursuite de vent.
A travers la silhouette pathétique du Shah tournant le dos aux éclats scintillants des miroirs et à leurs images insaisissables pour porter son regard vers la campagne lumineuse, c'est l'émouvante condition d'une âme prise dans des rets, en proie à la mélancolie, et se languissant pour sa patrie spirituelle que le grand peintre persan nous donne à voir avec cette oeuvre. C'est par cette dimension ontologique que ce tableau se hisse au rang de chef-d'oeuvre de la peinture iranienne, pour ne pas dire mondiale.


Kamal ol-Molk

La Galerie des miroirs, Palais de Golestan, Téhéran


Galerie des Miroirs, Palais du Golestan, Téhéran

vendredi 26 octobre 2012

Kalam Patua : L'artiste d'un art oublié

Oeuvre de Kalam Patua


Kalam Patua. L'art de Kalighat. Vous connaissez ? Non ?
Eh bien, sachez que Kalam Patua est un artiste indien dont les oeuvres commencent à être exposées dans le monde entier, de Chicago à New Delhi en passant par Londres.
Kalam Patua a redonné vie à une expression artistique qui s'était éteinte depuis les années 1930, celle de Kalighat, du nom d'une petite ville du Bengale, située à quelques cent cinquante kilomètres de Kolkota (anciennement Calcuta). C'est dans ce petit village de paysans que cet art vit le jour au début du XIXe siècle. Un art traditionnel et populaire, exécuté par les villageois eux-mêmes, avec des couleurs vives et une iconographie naïve. Ce courant artistique a pris son envol grâce aux flots de pélerins qui affluaient pour prier Kali, la déesse noire de la mort, dont le village abritait un temple. Les villageois tirèrent parti de ce pèlerinage pour mettre à profit leur art ancestral de la peinture  en réalisant des images de dieux et de déesses à l'attention des pèlerins qui voulaient emporter un souvenir de leur passage au temple. L'art de Kalighat était essentiellment basé sur la spontanéité. Les villageois réalisaient leurs oeuvres en les dessinant à grands coups de traits rapides, souvent sous les yeux des visiteurs eux-mêmes, puis les coloriaient à l'aide de pigments végétaux. Le support qui recevait ces peintures était des rouleaux fabriqués à partir de papier chiffon appelé pat, d'où le nom de patua utilisé pour désigner cet art et ses artistes. Certains peintres patua officiaient également comme conteurs et menestrels itinérants. Ils parcouraient la région pour aller de village en village raconter, lors des veillées du soir autour du feu ou lors des fêtes traditionnelles, des contes et légendes ou des histoires de leur cru. Ils emportaient avec eux dans leurs déplacements des rouleaux peints qui leur servaient d'illustrations pour leurs récits.
Devant le succès grandissant des peintures patua auprès des pèlerins mais également des touristes anglais, les villageois de Kalighat élargirent le répertoire des thèmes iconographiques vers des sujets plus triviaux tels que la vie quotidienne au village, les travaux des champs, les figures animalières... Certains habitants du village qui s'étaient installés à Kolkota utilisèrent leur art pour décrire la ville avec son mode de vie en faisant parfois preuve d'une ironie mordante. Ainsi, ils ne manquèrent pas de croquer avec un regard acerbe ces bengalis occidentalisés singeant les colonisateurs afin de se donner plus d'importance. On pouvait désormais dire que l'art patua formait une école artistique à part entière tant sa production avait acquis une identité visuelle spécifique au niveau de la forme et du fond. L'arrivée de l'imprimerie lui offrit même la possibilité d'atteindre un public plus large en faisant des reproductions des peintures à grande échelle. Malheureusement, le revers de la médaille fut que cet art qui était essentiellement basé sur la spontanéité du trait de l'artiste, perdit de son authenticité pour devenir stéréotypé et figé. Une grande partie de la clientèle européenne le délaissa estimant qu'il ne possédait plus son charme originel. L'art de Kalighat déclina rapidement et entra dans une reproduction stérile et sans saveur des oeuvres du passé.
Kalam Patua, comme son nom l'indique, est né dans une famille de patua. Son père était paysan. C'est grâce à sa mère qui possédait un sens artistique aiguisé et à son oncle qui était artiste que le jeune Kalam fut initié très tôt à l'art. Ce n'est que lorsqu'il découvrit à l'âge adulte les peintures de Jamini Roy, le grand artiste dont l'oeuvre fut fortement influencée par l'école de Kalighat, que le déclic se fit en lui. Kalam Patua s'attela avec acharnement à parfaire son art en recopiant inlassablement les oeuvres du grand maître pour s'approprier les ficelles du métier. Travaillant comme préposé unique de la Poste dans un trou perdu, ce n'est que la nuit venue qu'il pouvait se consacrer à son violon d'Ingres. Tout en restant fidèle à l'esprit de Kalighat, il se forgea avec opiniâtreté un style personnel et introduisit de nouveaux thèmes dans le repertoire de base. Kalam se veut un artiste de son temps et il entend utiliser son art pour mettre en exergue les problèmes de la société contemporaine : surpopulation, consommation de masse, aliénation, déviances sexuelles... Mais, l'artiste n'utilise plus le même matériel, ni les mêmes supports que dans le passé. Aux pigments végétaux et aux papiers chiffons, il préfère un matériel moderne et de marque. Pour Kalam, il ne s'agit pas de recopier de manière servile les peintures d'antan ni de reprendre les mêmes techniques de travail mais plutôt de retrouver cet élan du coeur qui animait le pinceau de l'artiste patua lorqu'il créait une oeuvre.
Kalam Patua est aujourd'hui un artiste reconnu. Le Victoria and Albert Museum, qui possède la plus grande collection d'art patua au monde, a récemment fait l'acquisition de plusieurs travaux de l'artiste afin de lui rendre hommage pour avoir réussi le tour de force non seulement de ressusciter un patrimoine artistique moribond mais d'être également parvenu à créer, en prenant appui sur le passé, une oeuvre personnelle qui se fait l'écho des préoccupations de l'homme moderne.


Déesse Kali, peinture patua

Sneaking into the mirror, Kalam Patua

Tiger - Woman, Kalam Patua
Couple, Kalam Patua

Kalam Patua

jeudi 25 octobre 2012

Bamber Gascoigne : The Great Moghuls

Bamber Gascoigne, The Great Moghuls, Robinson Publishing

4e de couverture :

Bamber Gascoigne's classic book tells of the most fascinating period of Indian history, the sixteenth and seventeenth centuries, when the country was ruled by the extraordinarily talented dynasty of emperors known to European travellers as 'the Great Moghuls', for their almost limitless power and incomparable wealth. Here is a unique picture of the way of life of India's most flamboyant rulers - their sublime palaces, their passions, art, science and religion, and their sophisticated system of administration that stabilized the greater part of India and was later adopted by the British. Acclaimed by travellers and scholars alike, and beautifully illustrated in colour, this is a book for anyone with an interest in India's glorious past and achievements.

Avis personnel :

Bien que publié pour la première fois en 1971, "The Great Moghuls" de Bamber Gascoigne reste toujours une des références pricipales sur l'histoire de la dynastie moghole. Le livre couvre la période  allant de la conquête de l'Inde par Babur en 1526 à la mort d'Aurangzeb en 1707, soit le règne de ces souverains communément désignés comme les Grands Moghols. L'ouvrage est agréable à lire, il est ponctué d'anecdotes cocasses qui rendent sa lecture attrayante et contient de nombreuses illustrations qui viennent utilement compléter les descriptions architecturales ou artistiques. Au fil des pages, on s'attache à la personnalité complexe des souverains moghols. Loin d'être des brutes sanguinaires, ces descendants de Tamerlan étaient des amateurs d'art éclairés, doublés pour certains de poètes et d'écrivains talentueux. Ainsi, Babûr et  Jehanghir qui nous ont laissé des journaux de bord remarquables où ils nous font part non seulement de leurs expéditions militaires mais également de leurs observations tout en finesse de la faune et de la flore ainsi que de la psychologie humaine. Ils se livrent à nous sans fards, avec une honnêteté peu commune, en ne nous dissimulant rien de leurs faiblesses ni de leurs travers comme ce penchant immodéré pour l'alcool ou l'opium. Les Moghols furent de grands bâtisseurs, en particulier Shah Jahan, dont le Taj Mahal, mausolée édifié en l'honneur de sa bien-aimée épouse défunte, constitue l'un des joyaux de l'architecture islamique. Régnant sur un pays majoritairement hindou et composé d'une multitude de groupes confessionnels, les empeureurs moghols, à l'exception notable d'Auranzab, firent preuve d'une tolérance exceptionnelle envers toutes les communautés . Ils poussèrent leur ouverture d'esprit envers l'hindouisme jusqu'à adopter les us et coutumes des hindous, ce qui leur attira l'animosité des docteurs de la loi qui leur reprochèrent de favoriser ces derniers au détriment des musulmans, et même de dévier dangereusement de l'Islam. 
The Great Moghuls mérite véritablement d'être traduit en français. Je ne crois pas que l'on trouve dans la langue de Molière un livre aussi détaillé et surtout aussi vivant que celui de Bamber Gascoigne sur cette dynastie flamboyante qui a marqué l'histoire et les arts de l'Inde d'une manière indélébile.

La beauté des femmes indiennes

After the bath, S. G. Thakur Singh



Le général anglais Stuart, arrivé en Inde durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, faisait partie de ces Anglais que les indiens surnommaient "les Moghols blancs". Il éprouvait une telle passion pour l'Inde qu'il s'habillait et vivait à l'indienne. Il semblerait même qu'il se soit converti à l'hindouisme. Les indiens l'appelaient "Hindoo Stuart". Voici un extrait qui révèle sa fascination pour les beautés de l'Inde, en particulier ses femmes. 

"Bien que d'assez petite taille, la plupart des hindoues présentent une apparence fort voluptueuse - une opulence qui réjouit l'oeil ; une fermeté qui enchante les sens ; une grande souplesse et un teint très pur ; une retenue, une grâce et une modestie dans l'attitude auxquelles aucun homme ne résiste [...]. Le foin fraîchement coupé n'est pas plus parfumé que leur haleine [...]. J'ai vu sur les côtes indiennes des dames à la silhouette si exquise, aux membres si divinement formés, et au regard si expressif qu'elles n'ont rien à envier, il faut en convenir, aux plus belles femmes d'Europe. Pour ma part, je commence à trouver l'éclat radieux d'une peau cuivrée infinement préférable à la pâleur maladive de nos beautés européennes. [...]
A titre d'information pour les dames récemment arrivées dans ce pays, il faut peut-être préciser que la femme hindoue, aussi pudique qu'une rose en bouton, se baigne tout habillée [...] et sort donc de l'eau dans ses atours ruisselants. Si j'étais un despote, nos beautés britanniques auraient l'obligation de suivre cet exemple, tant je suis persuadé que cela contribuerait à ranimer définitevement la flamme de l'amour conjugal."

William Dalrymple, Le moghol blanc, Editions Noir sur Blanc, p. 85

mercredi 24 octobre 2012

John Keay : Le Grand Arc ou le Récit du calcul de la superficie de l'Inde


4e de couverture :

The Great Indian Arc of the Meridian, begun in 1800, was the longest measurement of the earth's surface ever to have been attempted. Its 1600 miles of inch perfect survey took nearly fifty years, cost more lives than most contemporary wars, and involved equations more complex than any in the pre-computer age. Hailed as 'one of the most stupendous works in the history of science', it was also one of the most perilous. Through hill and jungle, flood and fever, an intrepid band of surveyors carried the Arc from the southern tip of the Indian subcontinent up into the frozen wastes of the Himalayas. William Lambton, an endearing genius, had conceived the idea; George Everest, an impossible martinet, completed it. Both found the technical difficulties horrendous. With instruments weighing half a ton, their observations had often to be conducted from flimsy platforms ninety feet above the ground or from mountain peaks enveloped in blizzard. Malaria wiped out whole survey parties; tigers and scorpions also took their toll.
Yet the results were commensurate. The Great Arc made possible the mapping of the entire Indian subcontinent and the development of its roads, railways and telegraphs. India as we now know it was defined in the process. The Arc also resulted in the first accurate measurements of the Himalayas, an achievement which was acknowledged by the naming of the world's highest mountain in honour of Everest. More important still, by producing new values for the curvature of the earth's surface, the Arc significantly advanced our knowledge of the exact shape of our planet.

Avis personnel :
 
The Great Arc relate la mission menée au début du XIXe siècle par la Trigonometry Survey de Londres pour déterminer la superficie de l’Inde. Le sujet peut paraître surprenant mais l’auteur nous replace l’intérêt d’une telle opération et ses objectifs dans le cadre de l’époque en nous dévoilant ses enjeux politiques.
Le calcul de la superficie de l’Inde constitua un véritable travail de fourmi. Les géomètres commençaient par tracer un triangle sur une parcelle de terrain, puis à l'aide de fonctions trigonométriques, ils calculaient les angles, ce qui leur permettait ensuite de mesurer les longueurs du triangle. Les scientifiques progressaient ainsi sur le territoire indien en le couvrant d’un maillage de triangles successifs. Le travail de traçage des triangles, puis celui du calcul des distances à l’aide d’un matériel coûteux, sophistiqué, fragile et encombrant, trimbalé par monts et vaux, se révéla extrêmement long et pénible. L’ampleur de la tâche coûta financièrement à la Couronne britannique bien plus que les guerres de conquête pour le contrôle du pays. Les géomètres et leur équipe logistique, formant une cohorte d'une soixantaine de personnes (porteurs, cuisiniers, chasseurs...), eurent à faire face aux nombreux dangers et menaces du territoire indien : bêtes féroces, maladies, intempéries, inondations, chaleurs extrêmes. Les tribulations de nos savants nous sont narrées par l’auteur avec beaucoup d’humour, d’autant que les situations cocasses ne manquèrent pas. On s’attache aux personnages, on rit de leurs péripéties, on s’émeut devant l'opiniâtreté dont ils firent preuve pour mener à bien leur mission. On découvre une Inde au climat impitoyable qui fait tomber les européens comme des mouches.
Mais The Great Arc, c’est avant tout le récit du parcours de deux savants que tout oppose. L’un, William Lambton, modeste et effacé, doux envers ses subalternes, et tout entier dévoué à sa mission. L’autre, George Everest, orgueilleux et vaniteux, dur envers ses serviteurs, et pour qui la mission représentait essentiellement une opportunité pour briller dans le monde scientifique. Lambton mourra dans l’anonymat, dans un trou perdu de la campagne indienne. Everest obtiendra la reconnaissance de ses pairs et aura la chance de voir le plus haut sommet du monde baptisé d’après son nom. Mais, quoi qu'il en soit, après leur mort, les deux hommes sombreront invariablement dans l’oubli. Ceci au point que peu de gens aujourd’hui se souviennent d’eux et sont capables de dire d’où le mont Everest tire son nom.

dimanche 21 octobre 2012

Nasir al-Din Tûsî : les quatre modes de connaissance

Peinture provenant du palais de Tchehel Sotun (Quarante Colonnes) à Ispahan. Ce palais fut édifié par Shah Abbas pour la réception des ambassadeurs et pour les fêtes. On relève de nombreuses références au vin et aux réjouissances dans les fresques peintes sur les murs de Tchehel Sotun


"Le philosophe Nassir od-Din Toussi[1], l'une des gloires de la pensée persane au XIIIe siècle, a proposé une classification des modes de connaissance qui nous aide à comprendre l'enjeu de cet engagement. Il distingue essentiellement quatre de ces modes, symbolisés chacun par l'une des boissons promises aux élus. Le premier concerne la connaissance sensorielle des phénomènes, régulée par la raison : c'est celui de la science, symbolisée par l'eau. Le second qui met en jeu la connaissance intuitive, gouvernée par l'imagination, est celui de la poésie et de l'art, il est symbolisé par le lait. Le troisième, qui est celui de la philosophie proprement dite, s'élève jusqu'à la compréhension des phénomènes subtils par la voie de la spéculation métaphysique : il est symbolisé par le miel. Le quatrième enfin est celui de l'illumination mystique, qui installe d'emblée l'homme au centre de lui-même, toute distance abolie entre sa personne et la divinité. Cet état suprême, symbolisé par le vin, correspond à l'intelligence du coeur : c'est lui que cherche à atteindre le soufi en s'abandonnant au vertige amoureux. Amour divin ? amour humain ? Si l'ambiguïté plane à tel point dans l'oeuvre des poètes persans et dans celle des peintres qui les ont illustrés avec tant de ferveur, c'est que la gnose orientale s'est toujours méfiée des images désincarnées. Elle professe qu'on ne sépare pas impunément les choses de l'âme de celles du corps. Mieux, elle est au fond assez convaincue, quoi qu'en puissent penser les mollahs, qu'il est dangereux de prétendre s'élever en rejetant la chair que de s'abimer dans la chair en oubliant l'esprit."

[1] Rappelons que cet argumentaire, Nasir al-Din Tûsî l'expose dans le Rawdat al-Taslim (le Jardin de la soumission) qu'il rédigea alors qu'il vivait à Alamut, le chateau-fort des ismaéliens. Nasir était lui-même converti à l'ismaélisme et le final de cet exposé qui affirme la nécessité de respecter les deux parties de la nature humaine, le corps tout autant que l'esprit, est une attitude typiquement ismaélienne.

Source : Les Jardins du désir. Sept sièces de peinture persane, Phébus

Ispahan : la splendeur "buvable" des coupoles


Dôme de la mosquée du Shah à Ispahan

"Le voyageur qui a eu l'occasion de parcourir l'Iran est toujours saisi par ce contraste. Les paysages, presque partout, ont la couleur de la terre : vastes étendues d'une autérité monochrome, à peine piquées de quelques taches d'une verdure avare, elle-même mangée de poussière. Ouvre-t-il au contraire un manuscrit enluminé où les peintres du passé nous livrent leur vision des choses, c'est une orgie de couleurs qui éclatent à ses yeux dans leur stupéfiante diversité.
L'arrivée à Ispahan, après quelques heures passées à traverser des montagnes, impitoyablement pelées, réserve à peu près la même impression. Vue d'en-haut, la ville a la même couleur que le désert qui l'entoure ; belle et sobre cité aux toits plats, qui hésite entre l'ocre et le gris... mais ponctuée çà et là par la splendeur humide, presque "buvable" des coupoles, dont le vert et le bleu évoquent irrésistiblement l'eau du ciel, bénédiction du voyageur altéré. Et l'on comprend que l'architecture elle-même, loin de répondre exlcusivement à des fins pratiques comme il est si commode de le croire, est d'abord, elle aussi, la matérialisation d'un rêve. Que sont en effet ces coupoles, sinon une image transfigurée du désert ? Faites de terre ocre ou grise elles aussi (comme au reste les jarres où l'on met l'eau à fraîchir, comme encore ces coupes où l'on verse le vin), elles offrent au regard des fidèles leur surface courbe tout irisée de fraîches mosaïques, comme pour faire oublier la matière première dont elles sont pétries. Et leurs couleurs sont là pour rappeler à ces mêmes fidèles la fonction première du temple, où la parole divine chante comme une source qui calme toutes les soifs."

Source : Les jardins du désert. Sept siècles de peinture persane, Phébus

samedi 20 octobre 2012

Bani Thani et l'école de Kishangarh

Bani Thani, Nihal Chand, Ecole de Kishangarh, XVIIIe siècle


Bani Thani, la Joconde indienne. C'est ainsi que le portrait réalisé par l'artiste Nihal Chand est généralement présenté. Comme si on avait toujours besoin pour affirmer le caractère exceptionnel d'une oeuvre d'art étrangère de la relier à un référentiel occidental. On a déjà vu le cas avec M.F. Hussain surnommé le Picasso indien. Passons. Si ça peut aider. Pourtant, aucune ressemblance entre Mona Lisa et Bani Thani. Peut-être a t-on voulu, en établissant cette comparaison, signifier la célébrité exceptionnelle de cette oeuvre dans tout le sous-continent indien au même titre que celle de la Joconde en Europe. En ce cas, la comparaison est valable.
Avec l'arrivée au pouvoir en 1658 du très sourcilleux et bigot Aurengzeb, les artistes comprirent que leurs jours étaient comptés. Nombre d'entre eux quittèrent la cour moghole pour chercher refuge dans les sultanats et les fiefs de provinces en quête de nouveaux mécènes. C'est ainsi que de nombreuses écoles d'art fleurirent un peu partout en Inde, particulièrement au Rajasthan qui vit éclore un art de la miniature tout à fait exquis. Mais parmi toutes ces écoles d'art du Rajasthan, l'une des plus originales est certainement celle qui s'épanouit à Kishangarh, au XVIIIe siècle, sous le patronage de son Maharadjah Sawant Sing, tout à la fois esthète et poète. Le souverain tomba éperdument amoureux d'une jeune poétesse, danseuse et musicienne de cour à la beauté envoûtante surnommée Bani Thani, la Dame Élégante. Il demanda au meilleur artiste de sa cour, Nihal Chand, de peindre le portrait de sa maîtresse. Celui-ci réalisa l'un des plus fameux, peut-être même l'un des plus beaux portraits de l'histoire indienne en peignant Bani Thani avec un trait tout à fait nouveau et décalé qui va devenir le style distinctif de l'école de Kishangarh.
Regardons le portrait de Bani Thani. Ce qui frappe de prime abord, c'est le dessin de l'oeil en amande, exagéremment étiré vers le haut, quasiment jusqu'aux tempes. Le visage est représenté avec une grande finesse de traits, le nez est aquilin, le menton pointu, les lèvres fines, le sourcil forme un arc gracieux. La belle est parée de nombreux bijoux et porte un ravissant voile transparent brodé de motifs cruciformes qu'elle tient élégamment avec sa main droite. Dans sa main gauche, deux fleurs aux tons délicats introduisent une touche de nature dans la composition. La palette des couleurs est éclatante avec de très légères touches d'ombre au niveau du visage. Les artistes utilisaient essentiellement des pigments végétaux et minéraux. Leur oeuvre, une fois achevée, était polie avec une bille d'agate afin de fixer les couleurs et leur conférer un aspect émaillé.
Nihal Chand trouva dans la passion amoureuse de Sawant Singh pour Bani Thani sa meilleure source d'inspiration. Son maître étant un fervent dévot de Krishna, il réalisa maintes compositions mettant en scène les amants divins Krishna et Radha sous les traits de Sawant Singh et Bani Thani. Le souverain, lui-même fin lettré, écrivit sous le nom de Nagari Das des poèmes en l'honneur de Krishna et de l'élue de son coeur. On imagine la ferveur artistique qui devait régner à la cour de Kishingarh. Mais hélas, elle se fit au détriment des affaires de l'état. En 1757, le Maharadja tout entier à sa passion amoureuse et aux arts, devint incapable d'assumer les charges liées à sa fonction. Il dût abdiquer en faveur de son frère et quitter son royaume en compagnie de sa bien-aimée. Les amants se retirèrent à Vrindavan, sur les lieux mêmes de la naissance de Krishna. Ensuite, nous perdons toute trace du couple. Espérons que, comme dans les contes, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.


Sawant Singh et Bani Thani représentés sous les traits de Krishna et Radha

mercredi 17 octobre 2012

Raja Ravi Varma : des dieux et des femmes


Femme perdue dans ses pensées

Raja Ravi Varma, né en 1844 et mort en 1906 est considéré comme l'un des plus grands peintres indiens. Il est célèbre surtout pour ses représentations de scènes de la mythologie hindoue, de héros des grands poèmes épiques de l'Inde ainsi que pour ses portraits de femmes en saris aux formes épanouies et gracieuses.
Ses talents artistiques furent remarqués très tôt, ce qui lui permit de bénéficier du mécénat de princes locaux qui prirent en charge son instruction artistique. Il fit de fréquents séjours en Europe et accomplit une synthèse harmonieuse dans son oeuvre entre les techniques picturales occidentales et celles, traditionnelles, de l'Inde. Ravi Varma, dès son vivant, acquit une grande notoriété en Inde et en Europe, particulièrement après qu'il eût remporté le premier prix d'art à Vienne en 1873. Il voyagea dans toute l'Inde afin de trouver des sources d'inspiration et excella particulièrement dans la restitution de la beauté des femmes indiennes sur ses toiles. Ses images de dieux et de déesses hindous ainsi que des héros du Mahabharata eurent un succès immense auprès du public, leur diffusion étant facilitée par l'arrivée de l'imprimerie en Inde. Mais Ravi Varma fut sévèrement critiqué par les nouveaux peintres de l'école de Bengale qui l'accusèrent de peindre une Inde de mythes stéréotypés afin de plaire à un public européen en mal d'exotisme ainsi que de flatter par ses images pieuses la religiosité naïve du petit peuple friand de sensationnel.
Parmi l'oeuvre immense de Raja Ravi Varma, l'aspect le plus attachant est sans doute celui où l'artiste a employé son talent pour peindre la beauté de ces femmes en sari aux courbes voluptueuses et aux longs cheveux dénoués descendant plus bas que les hanches, représentées dans l'intimité de leur foyer ou dans les activités de la vie quotidienne. Il se dégage de ces peintures un charme sensuel qui fait naître chez le spectateur une rêverie douce et tendre agrémentée d'un érotisme délicat.


Femme sortant du bain


Lady on a bridge


Mother and a child

Lady with lamp

La Porteuse de lait

mardi 16 octobre 2012

Subodh Gupta : l'art de la vaisselle


A very hungry god. Un dieu à l'appétit insatiable. Sans doute, l'oeuvre la plus célèbre de l'artiste. Elle fut exposée pour la première fois en 2006 à l'église Saint-Bernard à Paris durant la Nuit Blanche


Il suffit de voir une oeuvre de Subodh Gupta pour la reconnaître immédiatement de lui tant cet artiste indien a réussi a produire une oeuvre emblématique, originale, facilement identifiable. Qui n'a pas été frappé par Very Hungry God ? Cette tête de mort rutilante et grimaçante formée de milliers d'ustensiles de cuisine en inox. Cette vaisselle fait partie des objets domestiques les plus courants dans toutes les maisons en Inde. L'artiste en a fait la matière première de ses oeuvres d'art, à tel point qu'elle est devenue sa signature ou sa marque de fabrique. De même que l'on reconnaît Christo à ses monuments emballés ou Soulages à ses vitraux noirs, on reconnaît Subodh Gupta à ses sculptures réalisées avec l'accumulation d'ustensiles en fer galvanisé.
Rien ne prédisposait Subodh Gupta, né en 1964, dans une famille modeste d'un petit village de l'une des régions les plus pauvres de l'Inde, le Bihar, à devenir l'un des artistes les plus en vue de l'art contemporain. Ce sont une suite de rencontres fortuites, notamment celle avec sa future femme, Bharti Kher, qui orienteront le jeune Subodh, peintre de formation, vers d'autres expressions artistiques. Il abandonne alors la peintre pour créer une première installation 29 matins racontant en une série de 29 petits bancs chaque année de sa vie. Très rapidement, l'artiste acquière de la notoriété et il est invité par les galeries les plus prestigieuses, de Tokyo à New-York, à proposer des créations lors des expositions. A présent, ses oeuvres sont présentées dans le monde entier et l'artiste affiche le plus tranquillement du monde son ambition d'être considéré comme le meilleur artiste de son époque. Il faut bien reconnaître que ses créations possèdent un charisme particulier. Elles frappent les esprits et étonnent par leurs formes et le matériau insolite utilisé. Une fois qu'on les a vues, il est difficile de les effacer de sa mémoire. Elles nous interpellent, nous séduisent, nous éblouissent, ne serait-ce que par l'éclat étincelant renvoyé par les milliers d'ustensiles de cuisine utilisés pour leur réalisation.



Ali Baba. Installation spectaculaire réalisée par l'artiste au Centre Pompidou en 2011 à l'occasion de l'exposition Paris - Delhi - Bombay. Comment faut-il interpréter l'oeuvre : comme une dénonciation de la société de consommation ? de la grande distribution ?... En tout cas, elle exerce sur le spectateur une fascination non négligeable

M.F Hussain : le Picasso indien

L'artiste avait créé la polémique avec cette peinture, Mother India représentant une femme nue formant avec son corps le contour géographiques de l'Inde.


"Mon coeur sera toujours en Inde... C'est mon pays bien-aimé." C'est ainsi que M.F Hussain (1915-2011), surnommé le Picasso indien, s'exprimait de son exil qatari à propos de son pays natal. L'artiste avait avait été obligé de quitter l'Inde en 2006 face aux menaces de morts dont il était l'objet de la part d'intégristes hindous qui avaient mis à prix sa tête. Ils reprochaient à l'artiste, de confession musulmane, de susciter la haine religieuse entre les communautés et de heurter la sensibilité des hindous en représentant les divinités dans leur plus simple appareil sur ses tableaux.
Pour M.F Hussain, la mythologie hindoue n'est pas le patrimoine exclusif des hindous seuls. Elle constitue l'héritage de tous les indiens par-delà les clivages confessionnelles ou les appartenances ethniques. L'artiste a toujours affirmé l'influence qu'a eu l'hindouisme dans son éducation et dans la formation de son univers artistique. Aussi, le voit-on s'emparer du Mahabaratha, la grande épopée nationale, pour y puiser son inspiration en vue de créer un langage pictural nouveau susceptible de transmettre avec force, en images, le caractère universel de cette oeuvre. Pour lui, ce poème épique à travers les péripéties guerrières de deux clans rivaux évoque sous une forme symbolique les préoccupations individuelles de tout être humain sur terre. L'artiste avait expliqué que la nudité dans laquelle il représentait les déesses hindoues était sa manière de signifier la pureté divine mais également de renouer avec la statuaire antique, souvent dénudée, des temples indiens.


Rape of India. L'Inde violée par deux taureaux


Mahabharata. La grande épopée héroïque de l'Inde vue par M.F Hussain. On ne peut manquer de faire le rapprochement avec Guernica de Picasso dans la composition du tabeau. On comprend que Hussain ait été qualifié de Picasso indien


La déesse Saravasti


Sita. L''épouse de Rama est représentée nue sur les genoux du démon Ravana


Draupadi. L'artiste a représenté la scène où les agresseurs de Draupadi cherchent à l'humilier en la dénudant publiquement. La jeune femme implore alors Krishna qui vole à sa rescousse. Chaque fois qu'un sari est sur le point d'être retiré, un nouveau vient le remplacer. On voit que l'artiste a eu la délicatesse de respecter la prière de Draupadi ainsi que la volonté de Krishna en conservant des bouts de vêtements sur les endroits intimes.

dimanche 14 octobre 2012

Quelques paroles de Rabi'a

Sky Mirror, Anish Kapoor


On rapporte que Rabi'a fit un pèlerinage et dit en voyant la Kaaba : "Ceci est l'idole adorée sur la terre. Dieu n'y est jamais entré, jamais il ne l'a habitée."

Al-Thawri lui dit un jour : "Tout contrat a sa condition, toute foi sa vérité. Quelle est la vérité de ta foi ?"
"Je ne l'ai adoré, répondit-elle, ni par crainte de son Enfer ni par amour de son Paradis. Car j'aurais été alors comme un mauvais serviteur qui travaille quand il a peur ou quand il est récompensé. Mais je l'ai adoré par amour et par passion de Lui."

"Si nous demandons pardon, disait-elle, il faut nous faire pardonner aussi l'insécérité de notre demande."

On demanda à Rabi'a comment elle voyait l'amour :
"Entre l'amant et l'aimé, dit-elle, il n'y a pas de distance. Il n'y a de parole que par la force du désir et de description que par le goût. Qui a goûté a connu et qui a décrit ne s'est pas décrit. En vérité, comment peux-tu décrire quelque chose quand, en sa présence, tu es absent, en son existence tu es dissous, en sa contemplation tu es défait, en sa pureté tu es ivre, en ton abandon tu es comblé, en ta joie tu te quittes ?"
"La grandeur rend la langue muette. L'effroi empêche le coeur de s'exprimer. La jalousie dérobe les regards aux créatures. L'étonnement interdit à l'esprit toute certitude. Alors, il n'y a que continuel étonnement, effroi incessant, coeur errant, secrets cachés, corps épuisés, et l'amour avec son inflexible pouvoir, arbitre des coeurs."
"Oh, aie pitié des amoureux !
Leurs coeurs sont égarés dans le dédale de l'amour,
Le jour de la résurrection de leur amour est arrivé.
Leurs âmes à jamais sont comblés de faveurs
En vue du paradis d'une perpétuelle union
Ou de l'enfer de l'éloignement incessant des coeurs".

Source : Les chants de la recluse, Arfuyen

Rabi'a al-Adawiyya : fondatrice de la mystique musulmane





Rabi'a al-Adawiyya serait née en l'an 713 après J.-C.
Quatrième fille d'une famille très pauvre, s'il faut en croire Attâr, elle se serait très tôt retrouvée orpheline.
Vendue comme esclave, elle fut remise en liberté, rapporte la tradition, par son maître qui la découvrit un jour absorbée dans la prière et enveloppée de lumière.
D'autres sources affirment qu'elle aurait été joueuse de flûte et prostituée.
Au sortir de cette période trouble de sa vie, Rabi'a se serait retirée dans le désert, puis à Basra (dans l'actuel Irak).
Là, un petit cercle de disciples commence à se former autour d'elle, recueillant ses enseignements et ses conseils. Peu à peu, la renommée de Rabi'a s'étend et les plus grands savants et politiques de son temps s'honorent de lui rendre visite dans sa misérable habitation.
Sa vie d'extrême ascétisme et de réclusion attire le respect de tous. Son enseignement suscite l'étonnement et l'admiration. L'amour mystique et la communion avec la Divinité en constituent les thèmes centraux. Pour qui aime d'un tel amour, la recherche du Paradis, la crainte de l'Enfer, la vénération du Prophète perdent toute signification.
Bien avant Hallaj et les grands sooufis, Rabi'a est ainsi l'une des premières à dépasser la démarche ascétique traditionnelle pour appeler à l'union parfaite avec Dieu et la célébrer dans des poèmes d'une brûlante ferveur.
En cela son influence fut déterminante et une femme, Rabi'a, peut être tenue pour l'un des maîtres fondateurs de la mystique musulmane.
Rabi'a mourut à Basra, âgée de près de quatre-vingt dix ans, en l'an 801 après J.-C..
Une tradition, plus vraisemblablement relative il est vrai à Rabi'a al-Shamiyya, rapporte que Rabi'a aurait été enterrée à Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, et que sa tombe devint un lieu de pélirinage. 

Source : Chants de la recluse, Arfuyen

lundi 8 octobre 2012

Rabia al-Adawiya : "Mon repos, ô frères, est dans ma solitude"

La Beauté (al-Jamal), Fayeq Oweis


"Mon repos, ô frères, est dans ma solitude,
Mon Aimé est toujours en ma présence.
Rien ne peut remplacer l'amour que j'ai pour Lui,
Mon amour est mon supplice parmi les créatures.
Partout où j'ai contemplé sa beauté,
Il a été mon mihrab et ma qibla.
Si je meurs de cet amour ardent et s'Il n'est satisfait,
Oh, cette peine aura été mon malheur en ce monde !
O médecin du cœur, Toi qui es tout mon désir,
Donne-moi une vision qui guérisse mon âme.
O ma joie, ô ma vie pour toujours !
En Toi mon origine, en Toi mon ivresse.
J'ai abandonné entièrement le créé dans l'espoir
Que Tu m'unisses à Toi. Car tel est mon ultime désir."

Rabia al-Adawiya

Chants de la Recluse, Traduit de l'arabe par Mohammed Oudaimah et Gérard Pfister, Arfuyen

Hâfez par lui-même

Coupole du mausolée de Hâfez à Chiraz



"Hâfez n'est pas dans l'arène des gens de pouvoir, il appartient à l'assemblée des amants. Pourtant on le voit souhaiter parfois être à la fête de la cour. Il est homme du paradis, mais il aime Chiraz, ses beautés, ses jeunes beautés. Il a une haute ambition, mais la gloire et l'argent ne l'intéressent nullement. Homme au regard élevé, il se reconnaît dans la figure du faucon royal et sait que son vrai séjour n'est pas ici-bas. Il a quitté le couvent auquel il a appartenu, car "on n'entrave pas les pieds des hommes libres". Il est soufi d'un outre-monde. Pourtant aussi, il est imparfait, puisqu'il cache en sa manche une idole. Il consent à n'être que ce que le destin lui a destiné. Il avance au désert dans la Quête. Car il a été séduit à jamais par l'Aimé, et cette séduction a anéanti en lui quarante années de savoir et de vertu. La parole ? C'est l'amour qui le lui a apprise. De sorte que sa poésie mérite de l'or. Elle est d'une grande finesse. Parole de gnose, elle est aussi un talisman contre le mauvais oeil. Le grand Nézâmi ne l'égale pas plus en parole qu'en pensée. A plus forte raison les autres poètes. Il a une belle voix, ses mots sont doux. Sa poésie déclamée est accompagnée de musique, Vénus elle-même ne fait pas aussi bien. C'est une parole connue du monde entier. Mais seuls les amants parlent en bien de lui. Sa parole restera un mémorial de vie. Il bouleverse ses auditeurs et il ne faut pas attendre de lui quiétude et sommeil, il n'accorde nul répit. Assurément, il fait partie des croyants, il est musulman, mieux même : il a en son coeur un Coran. De tête, il peut le réciter dans ses quatorze recensions. Mais c'est l'amour qui lui vient en aide. Il prie la nuit, il récite le Coran, entend les leçons qu'on en tire. Ce Coran qu'il vit ne lui a pas donné une vie heureuse et facile. De sorte que, parmi les soufis à l'hypocrisie notoire, il a une réputation d'infamie. Que dis-je ! Sa corruption est sans remède. Eh bien oui, plutôt que de refuser hypocritement le vin qu'on lui présente, il préfère dire franchement qu'il l'accepte ! Il aime même sa réputation d'hypocrite. Pour certains, il est récitant du Coran, pour d'autres il est videur de coupes, en fait, "je suis ce que tu vois". Il ironise sur son apparente turpitude, oui, il boit. Sans vin et sans luth, Hâfez n'existerait pas. Reste à savoir de quoi il s'agit. Le soufi est un videur de coupe, et Hâfez se garde du flacon, si vous voulez tout savoir. Finalement, sa vie est un mystère, même à ses propres yeux. A qui se confier ? Son unique confident est le vent. Quant à lui, il est le gardien de son propre mystère. Et si être musulman, c'est l'être comme Hâfez, alors attendez-vous à bien des surprises au Jour du Jugement ! Pour l'heure, quand vous passerez près de sa tombe, sachez qu'elle vous sanctifiera. Car il a quitté ce monde en gardant l'espoir de rencontrer la face de son Aimé. Vous pourrez dire aussi : "Je n'ai rien vu de plus beau que ton poème, Hâfez, j'en jure par le Coran que ta as en ton coeur !"

Voici donc le Hâfez que les princes buveurs et batailleurs, mais amis des lettres, ont eu devant eux, ont aimé et protégé.

Charles-Henri de Fouchécour, in Le Divân, Hâfez de Chiraz, Verdier poche

lundi 1 octobre 2012

Mohammed Racim : Nuit de Ramadhan


Nuit de Ramadhan, miniature de Mohammed Racim



"La lune de Ramadhan brille sur la baie d'Alger ; la trainée d'or de sa lumière s'étend sur la mer calme ; elle inonde de blancheur les terrasses, les minarets et les coupoles, mettant une sérénité au-dessus des agitations de la ville.
On ne dort guère par un si beau soir. Une fois pris le repas qui rompt le jeûne du jour, tout le monde est dans la rue. On se retrouve notamment au carrefour de Sidi Mohammed ech-Chérif, qu'aimait Fromentin et où Racim nous conduit. Les enfants eux-mêmes ne sont pas couchés malgré l'heure tardive. Ils dansent en battant des mains autour de Baba Salem, le baladin noir à barbe blanche, qui chante en faisant grincer les cordes de sa guitare. Les boutiques sont ouvertes et pleines de gens. Le cafetier fait des affaires d'or. Devant son fourneau plaqué de faïences, il prépare, selon le goût connu de ses clients, le café que ses garçons vont leur porter. Un des habitués, assis dans la rue, savoure son narguileh en écoutant les musiciens que l'on aperçoit à l'intérieur de la salle. Autour de la fontaine, des femmes du quartier jasent en attendant sans hâte que leur tour soit venu. Au milieu de cette vie populaire passe une bourgeoise digne et strictement voilée de blanc. Elle vient du hammam, suivi de la servante noire qui porte sur la tête, dans un pot de cuivre, les accessoires dont sa maîtresse s'est servie.
Cependant le mois de ramadhan est, dans l'année musulmane, un temps de ferveur et de prière. De graves personnages sortent de la mosquée et poursuivent une conversations sans doute édifiante. L'imâm, reconnaissable au voile qui couvre son turban, franchit le dernier à pas comptés, la porte du sanctuaire."

Georges Marçais, La vie musulmane d'hier vue par Mohammed Racim, Paris