Retrouvez les chefs-d'oeuvre de la MINIATURE PERSANE et INDIENNE en PUZZLES sur le site : http://www.sindbad-puzzle.com/

Puzzles 1000 pièces disponibles sur www.sindbad-puzzle.com

dimanche 30 septembre 2012

L'art de Mohammed Racim


Cette miniature nous offre une belle illustration de la symbiose réalisée par Racim entre les fondamentaux de la miniature persane (ciel doré, couleurs brillantes...) et les éléments de l'art occidental. Le peintre algérien a introduit avec discrétion la perspective, le modelé par de légères touches d'ombre, un certain réalisme. Le talent de Racim a été de redonner un souffle nouveau à la miniature persane en évitant l'écueil d'une imitation servile pour créer une oeuvre originale.


"Vivant au XXe siècle, Mohammed Racim ne pouvait faire complète abstraction de l'art pictural d'Occident élaboré depuis la Renaissance, sous peine de verser dans le pastiche et la fausse naïveté. Il ne pouvait notamment oublier les lois de la perspective, que les miniaturistes persans ont ignorées. Il lui fallait trouver, dans les compositions où l'architecture intervenient, des artifices qui rendissent la perspective sous-jacente sans l'imposer à notre attention. En plaçant l'horizon très haut et le point de fuite dans l'axe, en rappelant la convergence des lignes horizontales par les corniches des maisons, par le pavage d'une cour ou les tapis d'une salle, il introduit dans la composition une frontalité et une symétrie qui en affirment le caractère monumental. Ajoutez à cela une répartition des masse qui n'admet aucun grand espace vide, vous sentirez toute la valeur décorative des miniatures qui, considérablement agrandies, fourniraient de splendides cartons de tapisseries.
Alors que les Persans se sont presque abstenus de tout modelé, Racim n'a pas cru pouvoir s'en passer ; mais cette ombre légère suivant intérieurement le contour d'un visage, creusant les plis d'une étoffe ou les pétales d'une fleur, ne va pas jusqu'à défoncer les surfaces ou compromettre par son opacité la délicatesse des tons.
Sans se croire tenu de ne représenter, comme les Persan, les gens et les choses que baignés par la sérénité du plein jour, il lui arrive de peindre le coucher du soleil o la nuit, de faire jouer les reflets du soir sur les vagues de la baie d'Alger ou de répandre la clarté de la lune de Ramadhan sur les terrasses de la ville.
Par l'emploi du clair-obscur, par le modelé de la figure humaine et des animaux, par la représentation des heures de la journée, l'art de Racim s'apparente à celui des Indo-Persans. Ceux-ci, vis-à-vis des Persans, dont ils sont les disciples se trouvent, par une conjoncture fortuite, dans une situation comparable à celle du miniaturiste algérien. Le rôle d'art sacré que joue chez eux la statuaire, inconnue de l'Iran, et d'autre part, les rapports fréquents que l'Inde entretenait avec l'Europe, ont contribué à rapprocher leur peinture de la nôtre, Mohammed Racim a spontanément évolué dans le même sens.
De même au reste que les peintres des rois Mongols, il s'est évadé de la tutelle iranienne en cherchant son inspiration dans le monde qui était le sien. Ses paysages favoris, c'est la façade maritime de la Cité des Corsaires, le triangle clair des maisons étalé sur la pente sombre, que parsème la blacheur des villas ; ce sont les collines ondulées du Sahel, qui lui fournissent des fonds de tableaux. Les scènes qu'il compose sont empruntées aux temps héroïques de la Course, dont le souvenir n'est pas complètement perdu et qu'il a replacées dans leur cadre ; ce sont les fêtes de mariages auxquelles il assistait avec son père ou des réunions intimes de femmes, dont il était le témoin dans sa petite enfance. Le monde de Racim, c'est l'Algérie d'heir, à laquelle il est sentimentalement attaché, qu'il comprend mieux que personne et dont il a su, grâce à son art exquis, exprimer tout le charme."

Georges Marçais, La vie musulmane d'hier vue par Mohammed Racim, Paris

La miniature persane : une fête pour les yeux


Miniature extraite du Jardin de la Rose de Djami, XVIe siècle, Arthur Sackler Gallery, Washington


"Le peintre chinois, amoureux de la nature, observateur curieux des êtres et des choses, s'efforce d'en exprimer les aspects fugitifs : la cascade qui ruisselle, le nuage qui coiffe la montagne, le voyageur qui fuit devant l'orage ; et il concilie le goût du pittoresque avec le sens du décor. Le miniaturiste persan, sauf exception, se soucie peu d'exprimer la vie qui l'entoure. Le réalise n'est pas son fait. Sensible cependant à la beauté des jardin, il recrée avec des éléments qu'il leur emprunte un monde élégant mais irréel. Il éclaire le théâtre et les acteurs d'une lumière égale et diffuse, qui laisse aux objets leur forme arrêtée et leur pureté aux couleurs. Quel que soit le plan où se situent les figures, l'éloignement n'en fait varier ni le ton, ni la valeur, ni même l'échelle. La perspective des architectures est fantaisiste et déconcertante. Les corps sont d'une anatomie sommaire et, si la mimique est souvent expressive, les visages figés ne reflètent aucun sentiment. Cependant ces déficiences ne compromettent pas la valeur propre de la miniature persane, qui est tout autre chose qu'un tableau, mais plutôt une oeuvre décorative à la manière d'un tapis ou d'un vitrail, une image harmonieuse et riche, pour tout dire, une fête pour les yeux."

Georges Marçais, La vie musulmane d'heir vue par Mohammed Racim, Paris

jeudi 27 septembre 2012

La vie musulmane d'hier vue par Mohammed Racim


La vie musulmane d'hier vue par Mohammed Racim, Georges Marçais, Paris


Voici un livre qui devient de plus en plus difficile à trouver. Il mériterait certainement d'être republié comme d'ailleurs d'autres ouvrages de Georges Marçais. Le spécialiste de l'art islamique nous convie dans l'univers esthétique de Mohammed Racim (m. en 1975), artiste algérien qui sut redonner un souffle nouveau et original à l'art de la miniature et de l'enluminure.
Georges Marçais fut non seulement un éminent historien de l'art mais également un homme doté d'une grande sensibilité, peintre à ses heures perdues, qui sut décrire les arts de l'Islam avec une rigueur scientifique qui n'excluait pas un regard poétique. C'est un véritable bonheur que de parcourir ce livre en admirant les magnifiques oeuvres de Mohammed Racim accompagnées des beaux commentaires de Georges Marçais. On peut juste regretter que certaines planches dont la splendide Nuit de Ramadan, soient présentées en noir et blanc, ce qui leur retire considérablement de leur charme, même si on devine que ce choix des éditeurs a dû être dicté par un souci de limiter le coût du livre. On sait que la palette des couleurs joue un rôle fondamental, voire même essentiel, dans la composition du décor de la miniature et dans l'effet esthétique recherché chez le spectateur. Aussi, on ressent une certaine déception en observant ces peintures privées de leur vie chromatique.
Avec La vie musulmane d'hier, le lecteur s'embarque pour un voyage enchanteur vers les rivages d'un monde musulman d'antan où la vie était douce et heureuse, où même les guerres étaient des drames inoffensifs qui devaient voir les morts se relever après la bataille, les jardins y étaient luxuriants et fréquentés par de ravissantes femmes au maintien noble qui s'y promenaient en échangeant des propos suaves. Les miniatures de Mohammed Racim sont faites pour la contemplation. Leur beauté et leur évocation d'une vie sociale sublimée incline le coeur du spectateur vers une douce rêverie et l'emplit d'un ravissement ineffable. Il fut un temps jadis où les gens savaient se contenter des choses simples de la vie et y trouver leur bonheur, tel est sans doute l'un des messages de l'oeuvre raffinée de Mohammed Racim.

mercredi 26 septembre 2012

La chasse à l'époque moghole


Le futur empereur Bahadur Shah à la chasse, école moghole, Inde


La méthode de chasse de prédilection des moghols était le qamargah ou l’encerclement, qui nécessitait le concours d’une grande armée. Gengis Khan et Tamerlan affectionnèrent particulièrement cette forme de chasse pour ses vertus d’entraînement militaire. Les soldats servaient de rabatteurs. Ils formaient un cercle immense puis avançaient progressivement de concert vers le centre.
Les chroniques nous ont conservé la mémoire d'une partie de chasse monumentale qui eut lieu en 1567. Une superficie couvrant près d’une centaine de kilomètres de diamètre fut délimitée par cinquante mille rabatteurs. Au bout d’un mois, ils réussirent à encercler les animaux, essentiellement des daims, sur une portion de terrain d’environ huit kilomètres. C'est alors qu'Akbar entra dans la zone de chasse. Il était accompagné de plusieurs courtisans. Il chassa seul au début, changeant d’armes selon les circonstances en employant tour à tour un arc, une épée, une lance, un mousquet et même un lasso. Pendant que l'empereur se livrait à la chasse, le cercle continuait à se refermer rendant du coup plus difficile le maintien des animaux dans le cadre du périmètre. Il arrivait que des bêtes prennent la fuite. Lors d'une partie de chasse organisée par le souverain safévide Shah Tahmasp en l'honneur de Humayoun des serviteurs laissèrent échapper des proies par mégarde. Ils furent mis à l’amende et eurent à payer pour chaque animal enfui, un cheval et une pièce de monnaie.
Akbar chassa dans le qamargah durant cinq jours. Après quoi, les nobles furent autorisés à prendre sa place, et après eux ce fut le tour des serviteurs de la cour et finalement des militaires et des soldats. La situation pouvait alors devenir particulièrement dangereuse, et Abul Fazl [ministre et hagiographe d'Akbar] rapporte qu’en deux occasions, des chasseurs tirèrent parti de la confusion générale pour régler leurs différends personnels avec certaines personnes. Une fois que la soldatesque avait eu sa part de gibier, des hommes réputés pour leur sainteté entrèrent en jeu pour implorer la grâce pour les bêtes survivantes.
Une autre pratique qui avait les faveurs de Akbar, était la chasse au léopard appelé « cheetah ». Son premier cheetah lui fut offert peu de temps après son arrivée en Inde en 1555 et l’empereur devint féru de cet étrange animal. Une partie de chasse au cheetah pouvait s’apparenter beaucoup à celle au faucon. Lorsqu'une proie était en vue, on retirait le bandeau couvrant les yeux du léopard. Celui-ci s'élançait alors sur sa cible. Une fois la besogne accomplie, il regagnait ses attaches auprès de son maître. Akbar prit un intérêt particulier dans le dressage des cheetahs. Ils étaient répartis en huit catégories différentes et leur ration était fixée en conséquence. On les revêtait de tenues serties de pierres précieuses et ils étaient emmenés à la chasse les yeux bandés, assis sur de magnifiques tapis. Lors d'une partie de chasse, en 1572, un cheetah qui accomplit l’exploit de capturer sa proie en bondissant par-dessus un ravin fut élevé au rang de chefs des léopards et reçut l’insigne honneur d’être précédé par un tambour lors des processions.
La chasse était un substitut à la guerre et les deux pouvaient s'avérer tout aussi dangereux pour les protagonistes. Encore à l'âge avancé de cinquante-quatre ans, Akbar était suffisamment téméraire pour prendre à bras le corps un cerf par ses bois. Il fut jeté à terre et reçut un coup à un testicule. Il resta alité pendant deux mois. Ce fut Abul Fazl qui reçut l'honneur suprême de passer la pommade sur les parties intimes de l'empereur."

Source : Extrait traduit de "The great moghuls", Bamber Gascoigne, London

dimanche 23 septembre 2012

Hakim Sana'i : Panégyrique de Ali


Calligraphie représentant le nom de Ali répété quatre fois, Médersa de Tchahar Bagh, Ispahan


Hakim Sana'i (m. vers 1180) est le premier des trois grands auteurs persans de longs poèmes mystiques, les deux autres étant Attâr et Rûmi. Ce dernier exprima à plusieurs reprises dans son oeuvre son admiration pour le niveau d'élévation spirituelle atteint par Sana'i.
Soufisme et chiisme furent étroitement liés en Islam, au point qu'il est parfois difficile de dire si l'on est face à un soufi imprégné de chiisme ou un chiite influencé par le soufisme. La plupart des confréries soufies font d'ailleurs remonter la lignée de leurs maîtres spirituels à Ali lui-même.
Dans l'extait ci-dessous, on pourrait sans peine affilier Sana'i à l'ismaélisme tant le vocabulaire, les arguments et les images employés par le poète sont familiers à ceux que l'on trouve dans les oeuvres d'auteurs ismaéliens tels Shirazi, Nasir Khusraw ou Nasir al-Din Tûsî.


"Toi qui te trouve retenu dans la mer de l'égarement, il faut du moins que tu écoutes une parole de ton frère : la mer est couverte de nefs, mais elles sont emportées toutes dans le tourbillon de la crainte ; à défaut d'arche de Noé, l'on ne peut espérer salut ; si donc tu désires sauver ton coeur et ta religion, jusqu'à quand resteras-tu sans pieds ni tête, comme un cercle ? Je te montre, pour te sauver, l'arche de Noé, pour que tu puisses t'y tenir en sûreté contre le mal. Va ! cherche la cité de la connaissance : tu t'y proméneras en paix ; jusqu'à quand oscilleras-tu, semblable à l'anneau d'une porte ? Puisque de la cité de la connaissance tu sais que Ali en est la porte [1], il ne serait pas bien de prendre un autre pour seigneur et maître. Comment donc serait-il licite d'établir dans la voie de Dieu, par astuce et ruse, le diable sur le siège du grand Qadi ? Que dire ? juges-tu qu'il est, le moins du monde, raisonnable de croire la terre plus noble que la pierre philosophale ? Bref, il ne me semble pas bien, selon ce que nous devons croire, de vénérer notre prophète en lésant les droits de Zahra (Fatima)[2]. Je veux bien être un infidèle si celui que tu dis émir, en lui subordonnant Ali, se montre tout au plus capable d'être le gardien des sandales de Qanbar, l'affranchi de Ali... Puisque Ali, tel Salomon, est au faîte de la grandeur, il serait mauvais que le diable mit sur sa tête la couronne. Lorsque le soleil dans le ciel répand des millions de lumières, Vénus aurait-elle l'audace de montrer sa brillante face ? Si tu veux que soit agréé ton amour autant que ta foi, il faut que tu aimes Ali autant que tu aimes la vie. Au jardin de la loi divine, il planta l'arbre de la foi ; il serait donc mal d'honorer un autre jardinier que lui. Du prophète, il nous est resté le Livre saint et sa lignée - souvenirs que l'on peut garder jusqu'au Jugement dernier. Mais après Muhammad l'Elu, l'on n'ose juger florissant que Ali, l'agréé de Dieu, dans l'univers de notre foi."

Anthologie persane, Henri Massé, Payot

[1] Sana'i fait référence à la parole du Prophète : "Je suis la cité de la connaissance et Ali en est la porte."
[2] Le poète fait allusion à la dépossession de son héritage dont fut victime Fatima, surnommée Zahra (la "Resplendissante"), à la mort de son père, le Prophète Muhammad, ainsi que de l'éviction du pouvoir des membres de la famille du Prophète.

Sultan Sandjar et la vieille femme


Sultan Sandjar et la mendiante, miniature persane extraite du Makhzân al-Asrar de Nezami, XVIIe siècle, Boukhara


La miniature ci-dessus illustrait une anecdote édifiante du Makhzân al-Asrar (le Trésor des secrets) de Nezâmi. Voici le texte correspondant à l'image :

"Une humble vieille, ayant subi quelque injustice, retint par son manteau le sultan qui passait, disant : "J'ai peu connu ta générosité ; mais chaque année, de toi j'ai subi violence. Un commissaire ivrogne est venu dans ma rue, de quelques coups de pied m'a meurtri le visage, m'a tirée de chez moi malgré mon innoncence, trainée par les cheveux au bout de mon quartier. Puis il m'a demandé : "En telle nuit, bossue, qui donc tua tel homme à l'entrée de ta rue ?" Il inspecta chez moi, cherchant le meurtrier. Sire, quelqu'un fut-il plus opprimé que moi ? Les rentes du pays vont à vos percepteurs ; sous prétexte de crime, ils emmènent les femmes. Si tu ne fais pas droit à ma requête, ô Sire ! tu devras en répondre au jour du Jugement. Du monarque on attend la force et l'assistance : vois donc l'abaissement qui m'est venu de toi ! L'équité, c'est le feu qui éclaire ta nuit ; ton acte d'aujourd'hui prépare l'avenir."

Anthologie persane, Henri Massé, Payot

Saadi : En contemplant l'amie

Femme endormie, Reza Abbasi, XVIe siècle


"La vie est bonne, mais meilleure au bord des ondes. Le vin paraît meilleur au chant du rossignol. Oh ! qu'il fait bon dormir près du jasmin en fleurs ! La flûte est douce auprès d'une amie parfumée. Je renonce à la harpe, aux chants du musicien : je préfère causer avec ma chère amante. Ne te détourne point pour contempler la plaine, de ta fidèle amie : elle est plus agréable. Semblables aux maillons d'un haubert, ses cheveux, tout tordus et bouclés, surpassent par leur grâce les ondulations de l'onde sous le vent. Saadi, connaîtrais-tu ce que vaut ton amie, sans avoir souffert ? Il est plus agréable d'obtenir ce qu'on veut quand on l'a recherché."

Anthologie persane, Henri Massé, Payot

Un regard sur "Le Simorgh nourrit l'enfant Zâl"

Le Simorgh nourrit l'enfant Zâl, Smithsonian Institution, Washington


"L'épisode qui a suscité l'un des plus grands chefs-d'oeuvre du Shâh-Nâme de Shâh Tahmasp est à peine décrit par Ferdowsi. Il tient en deux couplets, calligraphiés au dessus de l'image :

Le jeune enfant chétif prit des forces
Des caravanes passèrent au pied de cette montagne
Un homme accompli s'avança, pareil à une pousse
de cyprès
Le buste [puissant] comme une montagne d'argent,
la taille [fine] comme une rose.
C'est peu pour inspirer le paysage enchanté où, parmi des pics rocheux qui s'inclinent dans tous les sens, des ours s'amusent, deux perdrix caquettent et une antilope et sa femelle regardent paisiblement.

Dans les airs, le Simorgh apporte des proies au jeune Zâl, albinos, effectivement devenu un solide gaillard sur fond de ciel inondé de la lumière de gloire.

C'est la beauté du monde, avec sa cruauté et ses surprises, qui prennent l'homme au dépourvu, que le peintre chante ici. Le rythme extraordinaire qui fait frémir les rochers, qui fait ployer les arbres et vibrer les plumes flamboyantes du Simorgh accentue le lyrisme de cette alléluia au monde visible et invisible, aux "deux mondes" selon l'expression coranique.

Cette beauté du monde est telle qu'aucun cadre ne saura le contenir. Tel est, peut-être, le sens du paysage qui continue au-delà du bandeau d'encadrement supérieur."

A. S. Melikian-Chirvani, Le Chant du monde. L'Art de l'Iran safavide, Musée du Louvre Editions

samedi 22 septembre 2012

Un regard sur Homay et Humayoun

Homay et Humayoun au jardin, Musée des Arts Décoratifs, Paris

"La nuit du printemps, éclairée par les arbres en fleurs plus encore que par les astres, est à l'unisson de la passion des amants. L'art a enfin trouvé son lieu : l'enclos paradisiaque dont les murailles d'or tiennent à l'écart la corruption du monde. Y règne un éternel printemps et les jeunes filles y fleurissent avec autant de grâce que les cerisiers. Le désir peut y désaltérer son ardeur : tout y est frâicheur, beauté, promesse d'éternité.
Cette évocation, d'une heureuse préciosité, est-elle due au pinceau du fameur Ghiyât od-Din Khalil, qui travailla pour Bâysonghor et pour son fils Alaoddowleh après avoir été au service exclusif de Shâhrokh ? Certains l'ont pensé, bien qu'on ne possède aucune oeuvre qui lui soit attribuable avec quelque certitude. On sait qu'il fit partie, dépêché par Bâysonghor, d'une ambassade en Chine. Mais on ne décèle rien ici de la manière des peintres de Ming... si ce n'est ces beautés aux yeux bridés (Humayoun est une princesse chinoise). Les personnages, comme toujours à Hérat à cette époque, sont figés par l'attente d'on ne sait quel événement mystérieux. On dirait des poupées dont le mécanisme s'est arrêté : immobiles et muettes. Mais à quoi bon les mots ? Les fleurs déjà nous parlent de leur langage de lumière : écoutons-les, leur silence ne ment jamais."

A.M. Kevorkian, Les jardins du désir, Phébus

mercredi 19 septembre 2012

J. L. Borges évoque le Simorgh




"Le Simourg est un oiseau immortel qui niche sur les branches de l'Arbre de la Science ; Burton le compare à l'aigle scandinave qui, selon l'Edda de Snorre, a connaissance de beaucoup de choses et niche sur les branches de l'Arbre Cosmique, qui s'appelle Yggdrasill.

Le Thalaba (1801) de Southey et La Tentation de saint Antoine (1874) de Flaubert parlent du Simorg Anka ; Flaubert le ravale à un serviteur de la reine Balkis et le décrit comme un oiseau de plumage orangé et métallique, de petite tête humaine, pourvu de quatre ailes, des serres d'un vautour et d'une immense queue de paon. Dans les sources les plus anciennes le Simourgh a plus d'importance. Firdousi, dans Le Livre des Rois, qui recueille et versifie d'anciennes légendes de l'Iran, en fait le père adoptif de Zal, père du héros du poème ; Farid ed-Dîn Attâr, au XIII° siècle, en fait un symbole ou une image de la divinité. Ceci arrive dans le Mantiq al-tayr (Colloque des oiseaux). L'argument de cette allégorie, composée de quatre mille cinq cents distiques, est étrange. Le lointain roi des oiseaux, le Simourgh, laisse tomber au centre de la Chine une plume merveilleuse ; les oiseaux, lassés de leur présente anarchie, décident de le rechercher. Ils savent que le nom de leur roi veut dire trente oiseaux ; ils savent que son alcazar est dans le Caff, la montagne en cordillère circulaire qui entoure la terre. Au commencement, quelques oiseaux prennent peur : le rossignol allègue son amour pour la rose ; le perroquet, la beauté qui est la raison pour laquelle il vit en cage ; la perdrix ne peut se passer des collines, le héron des marais et la chouette, des ruines. Ils entreprennent enfin l'aventure désespérée ; ils dépassent sept vallées ou mers ; le nom de l'avant-dernière est Vertige ; la dernière s'appelle Anéantissement. Beaucoup de pèlerins désertent ; d'autres meurent durant la traversée. Trente, purifiés par leurs travaux, atteignent la montagne du Simourgh. Ils le contemplent enfin : ils s'aperçoivent qu'ils sont le Simourgh et que le Simourgh est chacun d'eux, et eux tous.

Le cosmographe Al-Qazwinî dans ses Merveilles de la Création, affirme que le Simorgh Anka vit mille sept cents ans et que, quand le fils a grandi, le père allume un bûcher et se brûle. Ceci, remarque Lane, rappelle la légende du Phénix."

Le livre des êtres imaginaires, Jorge Luis Borges & Margarita Guerrero, Gallimard

La beauté de la miniature persane est celle de la couleur pure


Le Simorgh nourrit l'enfant Zâl


"La beauté magique, éblouissante, la splendeur de la miniature persane est celle de la couleur pure. La luminosité des couleurs du visible, leur absolue liberté, leurs finesses et sensibilités délicates, la multiplicité, l'infinité des nuances et leurs harmonies subtiles distinguent les plus belles miniatures persanes des chefs-d'oeuvre de la peinture chinoise et occidentale.
Dans la peinture classique de l'Occident, la rédemption de la matière et du monde des phénomènes s'accomplit par leur accession à la forme, à l'idée ; en Chine, avec la relation du plein au vide ; dans la miniature persane, par la transubstatiation alchimique de la matière en couleurs de lumière. La poudre d'or, d'argent, de lapis-lazuli, d'émeraude et d'autres pierres précieuses sublime la matérialité pour qu'elle ne soit plus que réflexion de la lumière. Les choses dépouillées de leurs scories, de leur part obscure, du poids, du volume et de l'ombre apparaissent comme dans un miroir magique, qui ne réfléchit pas, à sa ressemblance, ce qui est devant lui, mais l'éclaire par une autre lumière et le porte dans un autre lieu, pour le métamorphoser en image d'ailleurs. Le somptueux caractérise cette apparition et le merveilleux en est l'effet et la tonalité.
Cependant l'inouï n'est absolument pas au niveau des choses : il y a, certes, le dragon, l'oiseau Simorgh, les anges et les dives de l'ancienne mythologie des Perses, mais c'est tout ce qui entre dans le miroir magique de la miniature persane qui s'y métamorphose en pure couleur : aussi bien le jardin, le palais, la romance, la fête, la chasse, la guerre des rois, que le trivial d'un bain, d'une construction ou d'un marchand de pastèques. Tout accède à la même splendeur merveilleuse, en apparaissant comme dans le lointain suspendu d'un monde de songe et de conte. Il n'existe aucun drame ; s'il y a parfois la violence et la mort, aucune émotion ou signification, mais un sentiment céleste de détachement, de paix, d'éternité. La beauté de ce jardin paradisiaque n'est pas la manifestation de l'essence des choses, mais leur reflet dans une lumière qui a sa source ailleurs : "C'est grâce à Sa lumière que l'univers s'est vêtu d'une parure de joie." (Gâtha, VIIIe siècle av.J.-C.)."

Youssef Ishaghpour, La miniature persane, Verdier

Miniature persane et jardin


Homay et Humayun au jardin, Musée des Arts Décoratifs, Paris



"Dans la miniature persane, ce n'est pas dans sa réalité ou sa présence, mais dans son image de miroir magique, ayant perdu son ombre et son poids pour se métamorphoser en apparence et en pure couleur immatérielle, que le monde se révèle, dans la lumière, être paradisiaque : un jardin, selon l'ancien archétype du paradis depuis les anciens Perses pour qui "la terre elle-même était une vision "(Corbin). Et un jardin devenu, dans la miniature persane, une rêverie hors du monde et la métaphore de la contemplation mystique : "les jardins résident dans le coeur du mystique, alors que les jardins terrestres, tout comme la nature, ne sont que des images virtuelles reflétées dans le coeur qui lui-même reflète le miroir de la Beauté divine" - le jardin se trouve partout. C'est non seulement l'espace clos, ses arbres, ses prés, ses fleurs et son cours d'eau, mais le monde dans tous ses aspects qui devient un immense jardin : les rochers avec leurs contours et leurs couleurs extraordinaires de rubis, d'émeraude, de lapis-lazuli, et la terre aux teintes invraisemblables, les ornements de taps, des habits et des architectures. Dans le miroir intemporel de la miniature persane, l'image du jardin est la réalisation d'un monde de couleurs en tant que parousie du visible et de l'ornement à la fois : "sous leur apparence, c'est une apparition qui devient visible". Le jardin est paradis du sens et des sens : il est sans pourquoi et libre de signification.
S'il y a un sens "ésotérique" ou mystique dans la miniature persane, c'est dans la splendeur du visible qu'il faudrait le trouver. Toute autre tentative transforme les miniatures en "images". En cherchant à les traverser, pour leur découvrir un supposé sens "caché" et métaphorique, elle réduit les peintures à n'être plus que des signes : au mépris d'un monde imprégné de tant de beauté."

Youssef Ishaghpour, La miniature persane, Verdier

dimanche 16 septembre 2012

Inscription de la face intérieure du Dôme du Rocher





La traduction des versets coraniques est de Jacques Berque (Le Coran, Albin Michel)

Inscription de la face intérieure de l'arcade octogonale, 72 A. H/692 :


Au nom de Dieu,
le Clément, le Miséricordieux...
Il n'y a de dieu que Dieu seul,
indivisible et sans égal.
A Lui  la royauté ;
A Lui la louange.
Il fait vivre et mourir,
Il est omnipotent.

Muhammad est un serviteur et un messager aussi !
Dieu et Ses anges prient sur le Prophète.
Vous qui croyez priez aussi sur lui,
formulez sur lui un salut plénier.
Dieu a prié pour le Prophète Muhammad,
la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui,
par la grâce de Dieu.

Gens du Livre,
ne vous portez pas à l'extrême en votre religion,
Ne dites sur Dieu que le Vrai :
seulement que le Messie Jésus, fils de Marie, était l'envoyé de Dieu,
et Sa Parole, projetée en Marie,
et un Esprit venu de Lui.

Croyez en Dieu et aux envoyés, ne dites pas : "Trois" ;
cessez de le dire : mieux cela vaudra pour vous !
Dieu est un dieu unique,
A Sa transcendance ne plaise qu'Il eût un fils !
A Lui tout ce qui est aux cieux et sur la terre.

Là-dessus qu'il suffise de Dieu comme répondant.

Il ne méprisait pas, le Messie, d'être un adorateur de Dieu,
non plus que ne font les anges les plus rapprochés.
Quiconque d'entre Ses esclaves, par superbe,
méprise de L'adorer...
Dieu les rassemblera vers Lui en totalité...

Ô Dieu, bénis ton messager
et serviteur, Jésus fils de Marie.
Salut sur lui
le jour de sa naissance,
le jour de sa mort,
et le jour où il sera ressuscité.
Ne dites que la vérité sur Jésus sur qui vous avez des doutes :
il est le fils de Marie !
Dieu n'avait pas à se donner de progéniture,
à Sa transcendance ne plaise !

Une fois son décret pris,
Il n'a qu'à dire : "Sois",
et cela est.

Dieu est mon Seigneur et le vôtre,
Adorez-Le,
Voici la voie de rectitude.

Dieu témoigne qu'il n'est de dieu que Lui,
(comme en témoignentà aussi les anges et les êtres de science,
(et c'est là de Sa partà accomplir l'équité.
- Il n'est de dieu que Lui, le Tout-Puissant, le Sage.

La religion de Dieu est l'Islam.
Ceux qui avaient déjà reçu l'Ecriture
ne divergèrent qu'après avoir reçu la connaissance,
et par mutuelle impudence.

- Quiconque dénie les signes de Dieu,
Dieu est prompt à en demander compte.

Qu'est-ce donc que le Dôme du Rocher





Extrait de "Le Dôme du Rocher. Joyau de Jérusalem", Oleg Grabar, Albin Michel


"Qu'est-ce donc que le Dôme du Rocher ? C'est un sanctuaire d'une géométrie presque parfaite, riche de splendides ornements intérieurs et extérieurs, qui exerce un attrait puissant et calculé sur son entourage. Les raisons de sa construction mêlent les motifs religieux et politiques. Les califes omeyyades, surtout Mu'âwiyah et Abd al-Malik, voyaient en Jérusalem, ville au passé religieux exceptionnel, une scène privilégiée pour affirmer leur puissance en tant que successeur des empereurs de jadis. Ainsi resserraient-ils le lien rattachant les musulmans aux juifs et aux chrétiens dont ils venaient compléter la révélation. Grâce à leur intelligence, et parce qu'ils avaient les moyens de s'offrir les meilleurs artistes, ces dirigeants omeyyades créèrent un édifice d'une telle force visuelle qu'il éveilla presque immédiatement divers sentiments de piété (surtout liés à la fin du monde et au jugement dernier). Des récits religieux (ceux des prophètes hébreux, de David et de Salomon, de Jésus et finalement le grand Voyage nocture et l'Ascension du prophète Muhammad) lui furent également associés. Nul ne pourra jamais rapporter l'histoire de ces associations puisque la plupart d'entre elles s'inspiraient à la fois des traditions orales et des sources écrites. En fait, de nouveaux récits religieux ou politiques se verront sans doute rattachés au Dôme du Rocher, puisqu'il est une oeuvre d'art au sens propre, un monument capable de répondre à l'infinie variété des expériences humaines."

Inscriptions extérieures du Dôme du Rocher




L'inscription omeyyade en mosaïque est constituée de citations du Coran entrecoupées de phrases pieuses, de prières et de remarques sur la construction primitive. Pour les versets du Coran, c'est la traduction de Jacques Berque qui est donnée (Le Coran, Albin Michel) :


Inscription de la face extérieure de l'arcade octogonale, 72 A. H/692.



Au nom de Dieu,
le Clément , le Miséricordieux...


Il n'y a de dieu que Dieu seul,
indivisible et sans égal.
Dis : "Il est Dieu, Il est Un
Dieu de plénitude
qui n'engendra ni ne fut engendré
et de qui n'est l'égal pas un".

Muhammad est un messager de Dieu
que le Seigneur Dieu le bénisse.

Au nom de Dieu,
le Clément, le Miséricordieux...
Il n'y a de dieu que Dieu seul,
indivisible et sans égal.
Muhammad est un messager de Dieu.
Dieu et Ses anges prient sur le Prophète.
Vous qui croyez priez aussi sur lui
formulez sur lui un salut plénier.

Au nom de Dieu,
le Clément, le Miséricordieux...
Il n'y a de dieu que Dieu seul,
indivisible.
Louange à Dieu qui ne s'est pas donné de progéniture,
n'a point d'associés dans la Royauté,
ni besoin de protecteur contre la moindre vilenie,
Exaltez-le ! Exaltez-le !

Muhammed est un messager de Dieu
que le Seigneur Dieu le bénisse,
et que les anges de Dieu et tous les messagers
le bénissent et que la paix soit sur lui,
par la grâce de Dieu.

Au nom de Dieu
le Clément, le Miséricordieux...
Il n'y a d'autre dieu que Dieu seul,
indivisible et sans égal.
A Lui la royauté :
à Lui la louange.
Il fait vivre et mourir,
Il est Omnipotent.

Muhammad est un messager de Dieu
que le Seigneur Dieu le bénisse
et, vienne le Jour de la Résurrection,
accepte son intercession
en faveur de sa communauté.

Au nom de Dieu,
le Clément, le Miséricordieux...
Il n'y a de dieu que Dieu seul,
indivisible et sans égal.
Muhammad est un messager de Dieu,
que le Seigneur Dieu le bénisse.
Le serviteur de Dieu Abd [allah l'Imâm al-Ma'mûn],
Commandeur des Croyants,
construisit cette coupole en l'année soixante-douze.
Que Dieu l'agrée et la trouve agréable. Amen.

Seigneur des deux mondes
à Dieu toute louange.

samedi 15 septembre 2012

Une expérience du sacré au Dôme


Dôme du Rocher. Photo de Saïd Nuseibeh

Saïd Nuseibeh est photographe d'architecture. Il a collaboré avec le professeur Oleg Grabar sur "Le Dôme du Rocher" paru aux éditions Albin Michel. Dans l'extrait ci-dessous, le photographe nous livre son expérience personnelle du Dôme. Une expérience marquée par une aura du sacré qui émane du site exceptionnel de l'édifice : un promontoire, isolé de l'agitation de la ville et balayé par les conditions climatiques, qui met le visiteur en relation étroite avec les éléments naturels et à travers eux avec les puissances divines.


Le plus grand défi que m'a lancé ce travail a sans doute été de communiquer le sens ineffable du sacré qui imprègne ce jardin au sommet d'un mont. Le sanctuaire m'a contraint à me bagarrer avec cette question : qu'est-ce que le sacré ? La réponse apportée par l'orthodoxie musulmane est lapidaire : Dieu a béni l'aire entourant le site du Voyage nocturne du prophète Muhammad et de la première qibla (direction de la prière) musulmane. Cependant, de nombreuses autres voies, mis à part le message littéral ou théologique, m'ont conduit à faire l'expérience du sacré à l'Oratoire ultime. Le plus immédiat est fourni par son cadre exceptionnel. Le parvis est à l'abri du vacarme et de l'agitation de la ville environnante. Pour pénétrer sur le Haram al-Sharif - le parvis de la mosquée - il faut quitter progressivement la ville proprement dite et traverser l'une des portes de pierre pratiquée dans l'enceinte de l'aire sacrée. A l'intérieur, les portes se prolongent par des protiques d'au moins six mètres de profondeur. En traversant ce passage, la lumière fléchit, la température change (plus fraîche qu'à l'extérieur en été, plus chaude en hiver) et soudain, vous débouchez sur un autre monde. Tout d'abord, le calme surprend. Les images, les odeur et les sons de la nature reprennent leur droit. Le changement est parfois très marqué, et pour moi, presque toujours rafraîchissant. L'odeur de la terre nue rassérène, le chant des oiseaux accompagne presque tous les gestes, les vénérables rosiers et l'odeur des pins stimulent les sens, tandis que les feuilles des antiques oliviers dansent sur des rythmes invisibles et intemporels.
Parfois, un orage surgit en hurlant de la Méditerranée et déverse son tonnerre et ses éclairs, comme si la main de Dieu châtiat la terre. L'ardeur du soleil de midi, décuplée par le pavement des dalles blanches, vous chasse dans les coins d'ombre. Le vent, la pluie, la neige et la grêle frappent sans merci ce promontoire exposé. Le froid est mordant et la chaleur brûlante ; la lumière, de même, déploie un éventail extraordinaire d'expressions. De la douceur de l'aube à l'éblouissement de midi et au tourbillon d'un orage d'après-midi, je suis constamment rappelé à la puissance et à la majesté divines.
Bien des récits content l'origine de la bénédiction du site, et transmettent les espérances et les craintes de générations innombrables. Les Jébuséens y construisent un lieu de culte au dieu Salam. Le deuxième Temple juif se trouvait quelque part non loin, et peut-être aussi le temple de Salomon. Jésus a foulé ce parvis, y a enseigné et guéri des malades, et le prophète Muhammad y accomplit également des miracles."

Source : Le Dôme du Rocher, Oleg Grabar et Saïd Nuseibeh, Albin Michel


jeudi 13 septembre 2012

Le Dôme du Rocher, Oleg Grabar, Saïd Nuseibeh



Le Dôme du Rocher. Joyau de Jérusalem, Oleg Grabar, Saïd Nuseibeh, Albin Michel

4e de couverture :

Fleuron de l'art islamique, le Dôme du Rocher à Jérusalem est construit sur un site sacré pour les musulmans, mais aussi pour les chrétiens et le juifs. Erigé, dit-on, sur l'emplacement du Temple de Salomon, il renferme, tel un écrin de marbre et de céramiques colorées, le Rocher où le Prophète aurait fait une pause avant de s'élancer vers le Ciel sur son cheval mystérieux. Richement orné de mosaïques, de marbres veinés, de nacre et d'or, habillé de tapis d'Orient et soutenu par des colonnes de porphyre, l'édifice luxuriant évoque un Eden où tout incite à la prière.
Pour comprendre et connaître ce monument mystérieux à bien des égards, il n'était pas de meilleur guide qu'Oleg Grabar, spécialiste mondialement reconnu de l'art islamique. Illustré par plus de 200 photographies sans équivalent, accompagné d'une transcription complète de l'inscription coranique figurant sur les arcades, complété par des récits anciens, cet ouvrage constitue une somme non seulement sur l'architecture du sanctuaire et sur sa symbolique, mais aussi sur un héritage commun aux trois monothéismes.

Attâr : Ayant bu des mers...


Mausoléé de Farid al-Din Attâr à Nishapûr


Ayant bu des mers entières, nous restons tout étonnés
          que nos lèvres soeint encore aussi sèches que des plages,
Et toujours cherchons la mer pour les y tremper sans voir
          que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer.

Attâr

lundi 10 septembre 2012

Kayomars et sa cour de paradis


Kayomars et sa cour.
Collection privée de S. A. Aga Khan


Merci à Danis dont j'ai repris l'article sur ce chef-d'oeuvre de la miniature persane qu'est Kayomars et sa cour de paradis :

Aujourd’hui vendredi 14 décembre 2007 à 12h30 je vais assister à l’auditorium du Louvre à une conférence sur Kayomars et sa cour de paradis par Souren Melikian, directeur de recherche émérite, CNRS.

Réalisée avec une grande minutie à la gouache, à l’or et à l’encre sur papier, vers 1522-1525 par Sultan Muhammad, il dépeint la cour de Kayomars, premier shah de Perse. Cette page d’une spiritualité intense recèle de détails, personnages, animaux et végétation, dans un paysage montagneux d’une superbe harmonie chromatique. Ce chef-d’œuvre de la peinture de manuscrit, provenant de la collection Aga Khan, sera analysé en direct par cet éminent spécialiste des arts de la Perse.

Cette page, où l'on voit le roi du monde et de l'Iran est Keyomars ou Geyomars (selon les écritures) trônant au milieu de sa cour, a provoqué une profonde impression sur les grands maîtres du temps. Elle ouvre le cycle des 258 peintures du Shah Nameh (Livre des Rois) exécuté par ordre de la bibliothèque royale de Shah Tahmasp entre 1524 et 1539 et aujourd'hui éparpillées entre plusieurs collectionneurs et musées américains et iraniens. Cette célèbre peinture, attribuée à Soltan Mohammad, est impressionnante, elle mesure une trentaine de centimètres (le folio entier fait 47 cm).

Inutile de s'étendre sur le célèbre Shah Nameh, il suffit de se documenter sur la toile pour se rendre compte de l'importance qu'a joué ce livre versifié dans la société persane. Notez cependant que les personnages de ces peintures n'illustrent jamais le texte mais sont la réponse du peintre à son thème. Le passé devient ainsi la métaphore de l'instant présent. Le Shah Nameh ne donne aucune précision sur Keyomars. Les vêtements taillés dans des peaux de léopard et l'emplacement du trône dans la montagne sont les seuls renseignements précis qui, comme on vient de le dire, ne sont aucunement dictés par le récit. Les visages ovales aux sourcils arqués et à la bouche menue renvoient à l'archétype de la beauté idéale de la haute époque, celui du "Bouddha au visage du lune". Les personnages sont disposés en cercle selon l'antique tradition de la création de l'univers.

Mais plus que les détails, c'est l'atmosphère féerique, traduisant la perception du commencement de l'histoire persane, qui est remarquable (j'ai passé plus d'un quart d'heure à contempler tous les menus détails sur l'orignal exposé au Louvre jusqu'au 7 janvier 2008…ensuite il va falloir aller à Toronto pour la voir !).

Dans cette peinture, le ciel est d'or, c'est le monde céleste ; les nuages stylisés qui entourent l'aire centrale sont associés dans la tradition iranienne à la période du nouvel an qui commence le premier jour du printemps (nowruz), c'est donc le nuage de printemps (abr-e-nowrozi). Ce début du monde (et même de l'univers !), est signifié comme un âge d'innocence merveilleux (au reste on le voit bien par ces lions paisiblement installés en bas, au milieu, sans menacer leurs proies habituelles que sont les daims et les gazelles) et démontre que dans le royaume soumis à la justice du roi parfait, les ennemis naturels ne se déchirent pas enter eux…

Notons cependant que cette peinture de manuscrit est la seule du Shah Nameh de Shah Tahmasp dont on retrouve l'écho dans les sources persanes du temps.

Source : Archives d'Assy : www.danis-assy.blogspot.com

L'art du livre persan

Détail de Madjnûn à l'école
Conservé à Washington dans un collection privée


Merci à Danis dont je reprends l'article sur l'art du livre en Perse :

Je ne suis toujours demandé comment les miniatures étaient dessinées et mis en page. En fait il s'agit de tout une chaîne comme je l'ai remarqué sur ce détail d'une miniature exposée en ce moment au Louvre sur l'art des Séfévides.

Il y avait d'abord le polissage du papier comme on le voit au bas du détail : importé de Chine, le papier était d’abord réservé à l’usage de la cour. Il remplace ensuite le papyrus et le parchemin et vers l’an 1000, la plupart des grandes cités du Moyen-Orient en produisent. Le papier est souvent teinté (saumon, ocre, jaune, violet…).

Puis vient l'enduit du papier ainsi que le choix des pigments. Ils sont d’origine minérale ou organique : bleu outremer (lapis-lazuli), jaune d’orpiment (sulfure d’arsenic), rouge de plomb, vert de cuivre (acétate de cuivre), etc. Ces substances sont liées avec du blanc d’œuf ou de la colle, ce qui permet de préserver l’éclat et la délicatesse des couleurs. On utilisait aussi de la gomme arabique. L’or était employé sous forme liquide et donc appliqué au pinceau. En le mélangeant à du cuivre, l’enlumineur dispose de plusieurs nuances d’or.

Les calligraphes et les enlumineurs interviennent enfin. Le prestige de l’écriture conférait au calligraphe un statut social important. Il remplissait souvent le rôle de bibliothécaire et dirigeait les activités de l’atelier-bibliothèque d’un sultan ou d’un prince. Ils signaient leur travail dans le colophon final.

Les titres et les encadrements à l’encre rouge sont mis en place, mais les illustrations restent au stade de dessins préparatoires : quelques marques à la pointe du compas permettent de placer le motif, et les principaux éléments de la scène sont tracés à la pointe sèche comme on le voit sur une autre miniature restée inachevée, exposée en ce moment au Louvre, il s'agit de Rakhsh terrassant le lion qui menaçait Rostam assoupi, page peinte d'un Shah-Name inachevé conservé au, British Museum de Londres (inv. OA 1948.12-11.023).

À partir de 1300, les manuscrits illustrés se multiplient. L'espace, toujours dépourvu de perspective, est découpé en différents plans où les personnages, de taille réduite, figurent comme sur une scène de théâtre. Le style des peintures rappelle encore celui des fresques des palais (fonds rouges, bleus ou jaunes, forme conique des montagnes, traits stylisés des personnages), les peintres commencent à s’affranchir de ces modèles et à réaliser de véritables tableaux dans les livres.

On voit apparaître des scènes sans rapport direct avec le texte. La mise en pages fait l’objet de nombreuses recherches : tout en s’appuyant sur des principes géométriques rigoureux, la composition joue de la dissymétrie qui rompt la monotonie, et le dessin déborde dans les marges.


Un plat de livre représentant une scène de banquet


Lorsque les cahiers constituant le livre sont terminés, ils sont cousus dans une reliure de cuir qui se présente comme un portefeuille et est presque toujours pourvue d’un rabat triangulaire.

Les plats des livres sont ornés de motifs soigneusement estampés à froid. Ils sont géométriques et végétaux, comme ceux utilisés pour l’enluminure ou en architecture. Le plat peut être entièrement rempli d’un décor géométrique, ou bien comporter une bordure estampée avec un médaillon central de forme circulaire, en amande ou en étoile.

Puis les techniques deviennent plus complexes et le répertoire des motifs s’élargit. Le cuir ajouré connaît une grande vogue en Perse. Des reliures laquées, apparaissent et accompagnent les manuscrits de luxe durant de nombreux siècles. Le décor, réalisé sur carton, parfois sur cuir, représente souvent une scène de chasse ou un banquet. Voilà tout l'art du livre persan ! et fait en un exemplaire unique !

Source : Archives d'Assy : www.danis-assy.blogspot.com

dimanche 9 septembre 2012

Madjnûn dans le désert


Madjnûn dans le désert, tiré d'un manuscrit du Khamseh de Nezâmi, XVIe, BnF 


Madnûn dans le désert
Nezâmi, Khamseh (5 poèmes)
Baghbâd (Turkménistan) et [Ispahan ? (Iran)], 1619-1624
36 X 24
BnF, Département des manuscrits orientaux

Laila et Madjûn est l'une des plus célèbres épopées romanesques dans le monde musulman. Elle  raconte l'histoire d'un amour malheureux qui aboutit à la mort des deux jeunes protagonistes. Inspirée d'une légende arabe, Nezâmi la reprit et lui insuffla une nouvelle ampleur épique. Elle figure dans son Khamseh, son célèbre recueil de cinq poèmes qui fut, à côté du Shahname de Ferdousi, une source d'inspiration majeure pour les miniaturistes. Madjnûn et Laila peut être considérée, sans doute à juste titre, comme le Roméo et Juliette de la littérature persane.
Les mystiques s'emparèrent très tôt de ce récit.  Ils virent en Madjûn (le "fou" d'amour) l'archétype de l'amant consumé de chagrin devant la douleur de la séparation et consacrant sa vie à retrouver sa bien-aimée. Les soufis enrichirent considérablement la littérature relative à ces deux amoureux en les mettant en scène dans d'innombrables anecdotes pour illustrer les mystères et la puissance de l'amour ou pour délivrer aux novices des conseils pratiques afin de les aider à progresser spirituellement sur la voie de l'annihilation en  Dieu (fana fi-Lâh).
Dans la miniature ci-dessus, Madjûn est représenté dans le désert tel un ascète. Il est entouré d'animaux sauvages qui se côtoient pacifiquement en dépit de leur défiance et de leur incompatibilité naturelles. Ils symbolisent la paix intérieure à laquelle aurait accédée Madjûn dans la solitude. Son visage est empli de sérénité et de douceur, un faon se tient se tient blotti dans ses bras. Madjnûn a réconcilié les contraires, le doux avec le fort, le sucré avec l'amer, la vie avec la mort. Ces éléments antogonistes sont évoqués par les deux arbres, étrangement semblables dans leur apparence, pourtant l'un en floraison et l'autre recouvert de son feuillage d'automne, qui encadrent la composition et inclinent l'un vers l'autre en un mouvement de réconciliation. Toute la nature dans cette peinture se veut le reflet de l'harmonie universelle réalisée par l'amant de Laila sur le plan spirituel.

Notice de la BnF :

"Lorsque son père donne un époux à Laylî, Majdnûn, fou de douleur se retire dans le désert, dans les collines et les vallées du Najd. Il y vit à demi-nu, squelettique au milieu des bêtes sauvages devenues familières. La jeune femme envoie un messager pour le supplier de ne pas se laisser mourir.
Une ligne oblique délimite la composition : à gauche un ciel doré sur lequel se détache un arbre aux tons délicats de vert et à droite une montagne mauve. Au premier plan, une prairie vert foncé est émaillée de buissons fleuris tandis qu’un ruisseau serpente au milieu des cailloux. Au centre, Madjnûn, représenté comme toujours, émacié et torse nu, le regard perdu, tient dans les bras une biche. Tout autour de lui, les animaux, antilopes, lions et leurs lionceaux, renards, lièvres et oiseaux sont traités avec une grande finesse de traits. Les deux arbres semblent les entourer de leur ramure. Leurs branches vertes et desséchées sont une métaphore de la vie et de la mort."

vendredi 7 septembre 2012

Nezâmi : "L'être aimé et du vin"

Deux amoureux, Reza Abbasi (m. 1635)



Voici un joli petit passage empreint d'une poignante mélancolie amoureuse. Serait-il autobiographique ? Sans doute car Nezâmi nous touche par la délicatesse des sentiments évoqués et la nostalgie qui s'en dégage. Cet extrait a certainement dû inspirer des artistes comme peut nous le laisser penser la miniature de Reza Abbasi ci-dessus.

"L'être aimé et du vin, la jeunesse et des roses, rien n'est plus agréable en la vie que cela ! Cheminer et jouir d'un parterre de roses, des mains de l'être aimé boire nectar vermeil, les bras comme une écharpe au cou de l'être aimé, comme un orme qui étreindrait un grenadier ; de l'être aimé tenir la robe d'une main et de l'autre tâter les élans de son âme ; tantôt chercher à le gagner par une oeillade ; tantôt jouer comme à un trictrac de baisers ; tantôt étreindre un frais printemps - l'objet aimé ; tantôt attacher la violette à son oreille ; lui confier tantôt des secrets à l'oreille et tantôt les chagrins pour soulager son coeur, tel est ce monde ; mais ce n'est point de ce monde ; et si cela existe, il ne dure qu'un temps."

Source : Nezami, Chosroès et Chîrîn, trad H. Massé, Maisonneuve & Larose

Présentation des puzzles Sindbad





Présentation des puzzles Sindbad figurant au dos des boîtes de puzzles :
La peinture est silence pour l'esprit et musique pour l'oeil.
Orhan Pamuk
Merci d’avoir choisi un puzzle Sindbad. Nous espérons qu’il vous apportera entière satisfaction et vous permettra de vous divertir agréablement tout en vous enrichissant sur le plan culturel.

Les images des puzzles Sindbad ont été sélectionnées avec soin pour leur beauté, leur richesse, leur portée symbolique. Chaque image vous ouvrira l’accès à l’histoire, à une culture, à des visions et des rêves. Vous croiserez des artistes et des personnages célèbres ou injustement méconnus. Vous pousserez les portes d’un atelier de miniaturistes et d’enlumineurs à Istanbul, Tabriz, Hérat ou Hyderabad. Vous gravirez les pentes escarpées des montagnes menant aux châteaux-forts des ismaéliens. Attablé dans un tchaï-khané d’Ispahan ou de Chiraz, vous écouterez un conteur vous narrer les amours d’un rossignol pour une rose tout en suivant de vos yeux les ramifications de l’Arbre de Vie formé par les faïences turquoises sur le dôme d’une mosquée. Vous vous joindrez aux caravanes sillonant les routes de la Soie ou du pèlerinage. Vous accompagnerez dans la chaleur moite des jungles du Deccan le nabab d’Ahmednagar pour une expédition de chasse en grande pompe. Vous monterez pour savourer la fraîcheur de la soirée sur la terrasse de votre luxueuse demeure à Lucknow d’où vous contemplerez le clair de lune se refléter sur les eaux argentées de la rivière Gumti tout en fumant un narguilé.
 
Réaliser un puzzle Sindbad c’est voyager à travers le temps et l’espace. Les puzzles Sindbad mettent l’Orient au bout de vos doigts. Tel Sindbad le marin embarquez-vous pour un voyage au long cours vers les rivages de l’émerveillement, de la beauté, du rêve.

Khosrow voit Shirin se baigner : le texte de Nezâmi

Khosrow et Shirin, extrait d'un manuscrit du Khamseh de Nezâm XVIe siècle, BnF



De l'épopée romanesque Khosrow et Shirin de Nezâmi (m. vers 1210), l'une des scènes qui a le plus inspiré les artistes est certainement celle où l'héritier du trône de Perse voit pour la première fois la belle princesse arménienne se baigner dans une source.
Si l'on a souvent pu admirer les différentes miniatures représentant cette scène, on connaît en revanche beaucoup moins le texte de Nezâmi évoquant cette rencontre. Le voici ci-dessous. On relèvera le langage fleuri, et imagé de Nezâmi, plein de préciosités, d'hyperboles et de comparaisons parfois truculentes qui peuvent prêter le lecteur moderne à sourire. On comparera l'extrait avec sa représentation picturale dans la miniature ci-dessus.


"Par hasard, les chevaux fatigués de la route, s'arrêtèrent là-même où se baignait Chîrîn. A ses pages, Khosrow donna l'ordre d'attendre et de rassasier ses chevaux de fourrage. Alors quittant sa suite et s'en allant tout seul, il vint paisiblement devers cette prairie ; circulant quelque peu dans ce lieu verdoyant, en son milieu il vit une onde cristalline, un cheval attaché, prompt comme l'aigle et beau comme un paon, et au bord d'une source limpide autant que le Kauthar qui coule au paradis, une beauté ayant la grâce d'un faisan.

Du fer de son cheval foulant doucement l'herbe, en allant lentement, Khosrow disait tout bas : "Se pourrait-il que cette idole de beauté devînt ma bien-aimée, que ce cheval fut mien ?", sans savoir que ce noir cheval et cette belle viendraient loger en son palais, à l'improviste. (Que de fois l'être aimé vient devant votre porte alors que vous avez l'oeil à demi-aveugle et que le sommeil a captivé votre tête ! Que de bonheurs pour l'homme arrivent sur sa route ! N'en ayant point conscience, il perd la bonne voie.) Il regarda partout, selon son habitude, et soudain son regard tomba sur une lune, un moment ; puis il vit un danger à la voir : plus il la regardait, plus il était troublé. Il vit une beauté comparable à la lune qui dans le ciel serait au-dessus des Pléïades - non pas lune ! miroir enduit de vif-argent, comme la lune de Nakhchâb née du mercure [1]. Dans cette onde azurée elle était comme fleur ; ses reins étaient voilés d'une soie bleu-foncé ; et par son corps rosé, toute la source était fleur d'amande en laquelle était cachée la pulpe. Comment est le héron au milieu d'une eau pure ? Là, même éclat venait de l'eau, de sa beauté : tout autour de sa tête elle peignait ses boucles et ses cheveux épars dérobaient son visage [2]; ses boucles (que j'aie un serpent à chaque poil, si je commets erreur !) disaient tout bas au roi : "Nous sommes tout à fait tes esclaves soumises." Chîrîn était comme un trésor - trésor magique ; et ses boucles jouaient comme serpents lovés ; nul charmeur n'avait mis la main sur ces serpents : l'on eût dit qu'ils avaient mis à mort tout charmeur. Les jardiniers avaient laissé tomber la clef du jardin de Chîrîn ; de ce jardin secret, on ne voyait que deux grenades - ses deux seins ; et le coeur, voyant ces grenades délectables, les désirant, semblait grenade mi-ouverte.

A cette source, alors devenue mansion de la lune, voyez (prodige !) le soleil - Khosrow le prince - avait dévié de la route. Quand Chîrîn de sa main jetait l'eau sur sa tête, c'était ciel fixant des perles sur la lune ; son corps resplendissait autant qu'un mont neigeux, et de désir Parvîz [Khosrow] avait l'eau à la bouche ; et contemplant ce corps captivant, délicat, son coeur s'emplit de feu, ardent comme soleil ; puis son oeil répandit une pluie printanière, la lune se levant au signe du Verseau [3]. Or la belle ignorait que Parvîz la voyait, parce que ses cheveux lui tombaient sur les yeux ; mais la lune surgit de ce nuage noir : sur le prince passa le regard de Chîrîn ; elle vit un phénix monté sur un faisan, un cyprès qui avait poussé haut comme un charme. Et par pudeur son oeil, se fixant sur la source, clignotait comme fait la lune sur de l'eau ; la source de douceurs ne vit d'autre moyen qu'étaler ses cheveux comme nuit sur la lune ; répandant l'ambre gris sur son brillant visage, en plein jour elle fit la nuit sur le soleil ; par crainte, elle noircit son corps blanc comme argent (qu'il était beau ce tracé noir sur de l'argent !) Or, devant cette lune éclatante, le coeur de Khosrow palpita tout comme on le constate quand on mélange au vif-argent de l'or fondu. Mais quand il s'aperçut que du chasseur de lions cette biche de la prairie avait pris peur, lui, le lion chasseur, ne se montra pas vil, car un lion qui poursuit sa proie demeure noble. La patience mise en l'esprit par la culture apaisa les ardeurs de son feu bouillonnant, tint dans l'urbanité cet aimable héros qui d'un autre côté dirigea ses regards. Tout en semant son coeur autour de cette source, il maintenait vers un autre endroit son regard."

Source : Nizâmi, Le roman de Chosroès et Chîrîn, traduit du persan par H. Massé, Maisonneuve & Larose, 1970

[1] Sous le règne d'al-Mahdi, calife de Bagdad, en 779 apparut al-Moqanna', agitateur iranien qui se déclarait prophète. Pour agir sur les masses et les duper, il aurait fabriqué à Nakhchâb une lune artificielle : bassin empli de mercure qu'il éclairait par un procédé de réfraction.
[2] Texte : "De ses cheveux elle faisait bouquet de violettes sur les roses de son visage".
[3] Selon les astronomes du temps, c'était annonce de pluie : Chîrîn sortant de l'eau comme la lune qui se lève, provoque la pluie qui tombe des yeux de Khosrow

jeudi 6 septembre 2012

Tagore : Ne pars pas, mon amour, sans prendre congé de moi


Ne pars pas, mon amour, sans prendre congé de moi.
Toute la nuit j'ai veillé, et maintenant mes yeux sont lourds de sommeil.
Je crains de te perdre si je m'endors.
Ne pars pas, mon amour, sans prendre congé de moi.

Je tressaille et j'étends mes mains pour te toucher.
Je me demande : Est-ce un rêve ?
Que ne puis-je emmêler tes pieds avec mon coeur et les tenir pressés contre mes seins !
Ne pars pas, mon amour, sans prendre congé de moi.

Rabindranath Tagore, Le jardinier d'amour - La petite lune, Poésie/Gallimard

Quelques vers de Rûmî sur l'amour



  • "...Et si le sucre savait la douceur de l'Amour, de honte il fondrait en eau..."
  • "Le grand miracle de l'Amour est qu'il porte toujours l'amoureux a des stades plus élevés."
  • "C'est assurément un vin qui monte a la tête, et qui enivre l'humanité d'une ivresse d'éternité."
  • "Dieu m'a créé du vin de l'Amour !"
  • "Je demandai : "Cher intellect, où es -tu donc ?" et l'intellect me répondit : "Puisque je suis changé en vin, pourquoi redeviendrais-je raisin vert ?"
  • "D'amour pour Toi chaque matin l'intellect devient fou, il grimpe sur la terrasse du cerveau et joue du luth."
  • "L'amour entra dans la mosquée et dit : "Oh maître et guide, arrache les chaînes de l'existence, pourquoi restes-tu dans les fers du tapis de prière ?"
  • "Qui est loin du filet de l'amour est un oiseau dépourvu d'ailes !"
  • "Ton amour, un lion noir, déchire tous mes os !"

Hâfez : La rose et le rossignol (Ghazal 456)

Photo : Roland et Sabrina Michaud

De grand matin je m'en fus au jardin cueillir une rose.
Soudain me vint à l'oreille la voix d'un rossignol.

Le pauvre comme moi était pris d'amour pour une rose
et par son cri de détresse jetait le tumulte au parterre.

Je tournais en ce parterre et ce jardin ; d'instant en instant
je songeais à cette rose et à ce rossignol.

La rose était devenue compagne de la beauté, le rossignol l'intime de l'amour
en lui nulle altération, en l'autre nulle variation.

Quand la voix du rossignol eut mis sa trace en mon coeur,
je changeai au point que nulle patience ne me resta.

En ce jardin tant de rose s'apanouissent, mais
personne n'a cueilli une rose sans le fléau de l'épine.

Hâfez, du monde en sa rotation n'espère l'apaisement :
il a mille défauts et n'a pas une faveur !

Hâfez

-----------------------
Henri de Fouchécour :
"Le ghazal 456 est un joyau, par la simplicité de ses mots, la densité de son sens et la beauté de ses figures. La rime annonçait déjà cette simplicité. Les actants sont élémentaires : la rose, le rossignol et le poète au jardin. Ce qui arrive entre le rossignol et la rose est l'objet de la réflexion du poète. C'est que la voix du rossignol, entendue quand le poète allait cueillir une rose laissa au coeur de celui-ci sa marque, "sa trace". Le poète voulut cueillir une rose, mais à la fin, il ne le fit pas. [...]
Le ghazal 456 est d'une grande habileté technique, tant par l'abondance des assonances et des allitérations que par le jeu des rapports calligraphiques. [...] En somme, un poème à chanter.
Source : Hâfez de Chiraz, Le Divân, introduction, traduction du persan et commentaire par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier

mercredi 5 septembre 2012

Leçon de morale à un souverain



Leçon de morale à un souverain


Leçon de morale à un souverain
Attribué à Mahmoud Mozaheb
Nezâmi, Makhzân al-Asrâr (Trésor des secrets)
Boukhara (Ouzbékistan), 1538-1546
Papier, 29,5 X 19,5 cm
Bnf, Département des manuscrits


Composé vers 1176, le premier des « cinq poèmes », Le Trésor des secrets, est un poème édifiant d’inspiration mystique qui réunit des réflexions morales sous forme d’anecdotes. Fruit de la collaboration entre plusieurs maîtres œuvrant dans le ketabkhâneh (atelier) du sultan chaybanide ‘Abd-al-‘Azîz, à Boukhara, la copie de ce manuscrit de grand luxe a été achevée par l’un des plus grands calligraphes persans : Mir ‘Alî al-Kâteb.
Exécutée plus tardivement, en 1545 ou 1546, cette double-page, peinte par Mahmûd Mozahheb, évoque un épisode célèbre censé inspirer la conduite des souverains envers leurs sujets. Le sultan seldjoukide Sanjar, en route pour la chasse (représentée sur la page de droite), rencontre une vieille femme qui se plaint d’avoir été réduite à la misère par ses gens. Le souverain est alors rongé de remords. L’art de Boukhara atteint ici son apogée dans la finesse du détail et la somptuosité des couleurs. Les visages des personnages ont été retouchés, sans doute en Inde moghole où le manuscrit s’est trouvé au XVIIe siècle.

Source : Notice de la BnF

La vieille femme se lamente aux genoux du prince : les sbires de Sa Grandeur ont fait main basse sur ses pauvres richesses. Mais ces banales gérémiades agacent le noble personnage, qui s'empresse de le faire comprendre. Il revient d'une campagne victorieuse et n'a que faire des trivialités de cet ordre. Sur quoi la vieille, le tenant toujours par le bas de sa robe, lui lance tout à trac : "Que te sert d'aller rétablir l'ordre chez les autres, si tu n'es pas capable de le faire régner chez toi ?..."
Nous sommes en Asie centrale et cela se sent. Ah ! cet amour des chevaux ! Le groupe formé au premier plan par le cavalier bleu et le cavalier vert est une grande réussite. Ce Mahmoud l'Enlumineur, quel qu'il soit, connaît sa steppe sur le bout des doigts - même si l'Inde l'influence aussi, comme en témoigne le profil suave du porteur de parasol.

Source : Les jardins du désir. Sept siècles de peinture persane, A.M. Kevorkian, Phébus

mardi 4 septembre 2012

Khosrow surprend Shirin au bain : le regard de D. Clévenot



 Khosrow surprend Shirin au bain. Cette miniature est disponible en puzzle 1000 pièces sur le site : www.sindbad-puzzle.com


Khosrow surprend Shirin au bain, vers 1620
Attribué à Haydar Qoli
Tiré du Khamseh (5 poèmes) de Nezami
Peinture à la gouache, Eluminure et texte calligraphié sur papier sablé d'or
17,6 X 13,6 cm.
BnF, dép. des Manuscrits Orientaux

Dominique Clévenot, professeur d'arts plastiques et Science de l'art à l'université Toulouse-Le Mirail nous propose sa lecture de ce chef-d'oeuvre de la peinture persane :
"Khosrow, immobile, un doigt posé sur les lèvres, cherche à retenir cet instant volé, instant éphémère de la vision.
Mais quel est exactement l'objet de cette vision ? Est-ce la seule Shirin, qui, presque nue, ignore le regard de Khosrow comme elle ignore le nôtre ? Ou est-ce aussi le paysage qui l'entoure, avec ses fleurs, ses arbres habités d'oiseaux et ses rochers gonflés de vie ? Le bain de Shirin est en fait une immersion dans la nature. Cet accord parfait entre la femme et le paysage s'exprime par le mouvement fluide qui innerve l'ensemble de la peinture, reliant tous les éléments les uns aux autres. Le ruisseau enlace les rochers. L'attitude de Shirin prolonge la silhouette courbée de l'érable qui se dresse derrière elle. Cet arbre lui-même, qui épouse les mouvements de la barrière rocheuse, trouve son écho dans le jeune cerisier en fleur. Le cheval noir qui arrondit l'échine pour brouter une touffe d'herbe répète, quant à lui, la tache rouge des vêtements que Shirin a jetés sur la branche de l'arbre. Toutes ces correspondances, entre le minéral et le végétal, entre les animaux et les personnages, concourrent à unir les éléments qui constituent le monde en un tout organique et vivant. Cette fusion entre l'homme et la nature peut être comprise comme l'équivalent pictural des innombrables métaphores du texte de Nizami où Shirin est comparée à la lune, à la rose, à l'hermine, à la perle, etc. Le solide érable et le frêle cerisier ne sont-ils pas eux-mêmes la métaphore du couple Khosrow-Shirin ? Mais, plus encore, cette fusion vivante est l'expression du sentiment de la nature développé par les Persans : un sentiment poétique imprégné de panthéisme. Héritier de la gnose mazdéenne de l'ancienne Perse, l'Iran musulman voit en effet dans le monde terrestre, la réplique matérielle d'un monde surréel, un monde de la pure visualité ('alam al-mithal) qui est selon les termes des mystiques persans, "l'Ange du monde". C'est cette "Terre de lumière", qui ignore les ombres et la dégradation des couleurs, que nous offre la miniature persane."
Source : Beaux-Arts, n°165, fév. 1998.

samedi 1 septembre 2012

Alamut



Le Rocher d'Alamut



"Nous quittâmes Shahrak et traversâmes à nouveau la fournaise des terres durcies et rouges jusqu'à Shutur Khan. Le rocher des Assassins m'apparut comme un navire, le flanc dressé, se détachant sur un flanc de montagne concave qui le protégeait au nord. Le Rocher était encore à deux heures d'escalades, mais il brillait et se distinguait clairement dans la lumière vespérale - vision saisissante pour le pèlerin."
C'est ainsi que la grande voyageuse anglaise Freya Stark décrivit le Rocher lorsqu'elle le visita en 1930. Le Rocher d’Alamut est devenu célèbre dans l’Histoire par la forteresse du même nom qui se trouvait à son sommet et qui fut occupée par les ismaéliens de 1090 à 1256. Alamut est située à une centaine de kilomètres au nord de Téhéran, dans le massif de l'Alborz, au sud de la mer Caspienne. Le Rocher culmine à quelque 2 100 mètres d'altitude au cœur d’un paysage grandiose de montagnes et de vallées s’étendant à perte de vue.

Les ismaéliens font partie de la branche chiite de l’Islam qui résulte des divergences qui opposèrent les musulmans à la mort du Prophète sur la question de sa succession. La grande majorité des croyants choisit de suivre Abu Bakr mais une minorité préféra, dans sa fidélité à la famille de Muhammad, prendre pour guide (Imam) son cousin et gendre Ali. Selon les partisans de Ali, le Prophète l’aurait clairement désigné comme son successeur à Ghadir Khumm peu de temps avant sa mort. Les sunnites ne contestent pas cet événement mais ils interprètent différemment les déclarations du Prophète. Pour eux, Muhammad invitait simplement les croyants à témoigner de l'estime et du respect à l'égard d'Ali. Toujours est-il que les musulmans formèrent deux groupes distincts qui avec le temps développèrent des identités spécifiques basées sur une conception de l’autorité séculière et spirituelle propre à chacun d’eux. Les ismaéliens tirent leur nom du 6e Imam, Ismaël, auquel une partie des chiites se rallia au détriment de Musa suite à une crise de succession qui divisa la communauté chiite sur le choix à faire entre les deux frères qui revendiquèrent tous deux l'Imamat.

L’origine du mot Alamut prête encore à discussions. Il semblerait qu’il signifie « la leçon de l’aigle » ou « le nid de l’aigle ». Hasan Sabbah (m. 1124), missionnaire en chef des ismaéliens d'Iran prit Alamut en 1090 après avoir infiltré durant de longs mois la forteresse de partisans qui gagnèrent à leur cause une partie de la garnison. Lorsque le maître des lieux s'aperçut de la menace, il était déjà trop tard. Il n'eut plus qu'à quitter la place. Hasan le dédommagea de sa perte en lui remettant une compensation financière.

Nous n'allons pas revenir ici sur ce ramassis de légendes grotesques, ce « roman noir » comme l’appelait Henry Corbin, qui entourent Alamut et furent élaborées par la propagande abbasside et seldjoukide pour jeter le discrédit sur la communauté ismaélienne en l’accusant de tous les vices et exactions. Au Moyen-Âge, les ismaéliens étaient durement persécutés et pourchassés par les autorités en place qui redoutaient la menace qu’ils pouvaient représenter pour leur pouvoir autoritaire. D’autant plus que l’ismaélisme, en s’appuyant sur un vaste réseau de missionnaires remarquablement organisé et structuré, était parvenu à s’imposer sur le plan politique en fondant en 909 au Maghreb le califat fatimide. Pour la première fois dans le monde musulman, une communauté chiite prenait le pouvoir et instaurait un califat rival de celui des Abbassides installé à Bagdad. A son apogée, l’empire fatimide s’étendit sur toute l’Afrique du Nord, le Levant, le Hedjaz avec les villes saintes de Médine et de La Mecque, le Yémen et s’assura la suprématie navale en Méditerranée. Comme le déclara Louis Massignon, le Xe siècle fut le siècle ismaélien de l’Islam. 
En 1094, à la mort du calife fatimide al-Mustansir une crise de succession entre l’héritier du trône Nizar et son demi-frère Musta’li divisa la communauté ismaélienne. Musta’li sorti vainqueur de la lutte grâce à l'appui de l'armée commandée par son beau-père le général Badr al-Djamali. Nizar mourut dans les geôles du Caire. Mais il avait réussi à confier la garde de son fils à de fidèles compagnons qui emmenèrent l'enfant hors d'Egypte et le mirent en sécurité en un lieu secret. En l’absence de l’Imam, vivant caché par mesure de sécurité, Hasan présida aux destinées de la communauté ismaélienne nizarite. Il s’acquitta de sa mission avec une énergie et un dévouement exemplaires. Sous son autorité, Alamut devint une base solide pour la communauté. Elle réussit même à étendre son pouvoir en conquérant un chapelet de forteresses réparties dans les régions montagneuses du Mazandéran et du Kuhestan en Iran, et dans le Djebel Ansarieh en Syrie. Hasan nomma à la tête des ismaéliens de Syrie, un certain Rashid al-Din Sinan qui fit rapidement ses preuves en démontrant avec éclat ses qualités de stratège et de gouverneur. C’est lui le fameux « Vieux de la montagne » dont les chroniques des Croisés évoquent la figure avec admiration. Sous son égide, la communauté ismaélienne atteignit l’apogée de son pouvoir dans le Levant. Elle fut crainte et respectée par ses adversaires sur l’échiquier politique. Saint Louis et d’autres souverains d’Europe instaurèrent des relations diplomatiques avec Sinan.

En Islam, les montagnes ont depuis les origines constitué des refuges naturels pour les minorités ethniques ou religieuses souhaitant préserver leur identité et leur autonomie. Elles réussirent à survivre dans ces régions inhospitalières au climat rude en découpant les flancs des montagnes en terrasses pour y pratiquer l’agriculture. Encore de nos jours, le voyageur qui circule sur les routes sinueuses du Djebel Ansarieh peut admirer le spectacle splendide des montagnes s'étendant à perte de vue et entièrement recouvertes d'oliviers et d'arbres fruitiers. Comme d'autres minorités persécutées, les ismaéliens cherchèrent également refuge dans le dédale des montagnes afin de pouvoir pratiquer sereinement leur foi selon une interprétation mystique du Coran basée sur l’enseignement ésotérique dé l’Imam.

Après la mort de Hasan, sous la direction des Imams successifs, Alamut devint un centre intellectuel brillant, notamment grâce à sa prestigieuse bibliothèque dont la renommée se répandit dans le monde islamique. On imagine les bêtes de somme, chargées de livres et autres instruments scientifiques, gravissant péniblement les pentes escarpées du Rocher pour livrer leur précieuse marchandise de savoir. La forteresse attira des savants aussi éminents que Nasir al-Din Tûsî qui converti à l’ismaélisme, vécut de longues années dans la forteresse et connut la période d’activité intellectuelle la plus féconde de sa carrière. Esprit universel, il rédigea des traités aussi bien en philosophie qu’en mathématiques, astronomie, médecine ou botanique... En lisant ses textes sur la philosophie ismaélienne, on reste confondu par la simplicité déconcertante avec laquelle il parvient à traiter des questions aussi complexes que l’Imamat, le Verbe divin, la Résurrection, ou encore la Rétribution.

Alamut possédait tous les atouts pour attirer l’élite intellectuelle. Dans un monde féodal émietté en principautés issues de l’affaiblissement du pouvoir central des califes de Bagdad et guerroyant les unes contre les autres au gré des alliances pour étendre leur seigneurie, l’Etat ismaélien constituait un havre de paix et de stabilité pour les savants désireux de se consacrer à leurs études dans le calme. Bientôt, les régions ismaéliennes virent affluer des cohortes de réfugiés fuyant devant les troupes mongoles marchant sur le Khorassan, à l’est. Elles trouvèrent un bienfaiteur zélé dans le gouverneur du Kuhestan qui fit preuve d’une telle générosité dans l’hospitalité que ses administrés s’en plaignirent à Alamut.

L’Etat ismaélien dura jusqu’en 1256, date à laquelle la forteresse fut prise par les troupes mongoles d’Hulegu Khan. La bibliothèque fut livrée aux flammes et la forteresse démantelée pierre par pierre afin de prévenir toute velléité de reconquête dans le futur. Le dernier Seigneur (Khudavind) d’Alamut périt assassiné dans des circonstances mystérieuses lors d’un voyage vers la Mongolie pour rencontrer le souverain Mongke.

De nos jours, il ne reste plus grand-chose de la forteresse sur le Rocher. Les fouilles archéologiques ont mis à jour des fondations de remparts, bâtiments et citernes. Le voyageur non averti qui découvre ces ruines aura bien de mal à imaginer le passé glorieux de ces lieux. Pourtant Alamut continue de fasciner et les visiteurs qui gravissent en crapahutant sur les pentes escarpées menant au somment sont chaque année plus nombreux. C'est que les véritables vestiges de la forteresse ne se trouvent pas sur le sommet lui-même mais dans la conscience des êtres humains qui a été définitivement marquée par cette aventure fascinante qui fut celle des fils d’Ismaël sur ce Rocher devenu à présent mythique.

Bibliographie :
Farhad Daftary, Légendes des Assassins : mythes sur les ismaéliens, Vrin
Bernard Lewis, Les Assassins, éditions Complexes