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lundi 12 novembre 2012

Behzad : Le palais des tentations

Joseph échappe aux entreprises de Zulayka, début XVIe s.

Les héros

Mon Dieu, que faire ?
Monter ou descendre ? Partir à droite ou à gauche ? Continuer tout droit ou revenir sur ses pas ? Quel chemin prendre ? Par où s'enfuir ? Ce palais est un labyrinthe d'escaliers, de corridors, de paliers, de portes closes… Mais d'ailleurs, pourquoi chercher à s'échapper ? Il n'y a personne dans les alentours et la belle ne demande qu'à se livrer aux ébats amoureux. Pourquoi ne pas en tirer parti ? Elle ne manque pas de charmes, qui plus est : visage de Bouddha, rond comme la lune, yeux bridés à faire chavirer les coeurs, taille de cyprès, souple comme une liane...[1]
La scène illustre le récit coranique où Joseph essaie d'échapper à Zulayka, l'épouse de son hôte égyptien. Celle-ci, après l'avoir entraîné en un lieu retiré du palais et pris soin de bien refermer les portes derrière eux, avait entrepris de le faire succomber aux plaisirs d’Eros en lui dévoilant ses appas [2].

L'artiste

La miniature est l'oeuvre d'un peintre de génie, sans doute le plus grand, en tout cas considéré comme tel en Perse, Kamal od-Din Behzad (m. vers 1536). Sa vie reste pour nous une énigme tant les informations dont nous disposons sur l’homme sont rares. On sait seulement qu’il devint orphelin très jeune et fut formé aux arts par le calligraphe et peintre Mirak. Lorsqu’il émerge enfin de sa nuit biographique, il est âgé de trente-cinq, et ses peintures portent la marque d’un homme dans la pleine maturité de son talent. Behzad exerça son art essentiellement dans les ateliers des princes Timourides à Hérat. Puis après une période obscure qui suivit la défaite militaire de ses mécènes, il se rendit à Tabriz à la cour du souverain séfévide Shah Tahmasp. L'artiste, que sa réputation avait précédé, y fut nommé à la tête des ateliers royaux. Il chapeauta la réalisation de quelques uns des plus prestigieux manuscrits du Shah Name connus à ce jour. L’artiste acquit un prestige immense, devint une légende de son vivant même et mourut, dit-on, aveugle, les yeux usés sur les miniatures.
La peinture ci-dessus nous révèle l’étendue de la maestria de Behzad dans toute sa diversité : maîtrise dans les élaborations architecturales, talent de décorateur, raffinement et harmonie dans le traitement des couleurs, fluidité dans les mouvements des personnages. Le peintre est au sommet de son art. Sensible et inspiré, il créé, élabore, innove un langage pictural audacieux, libéré de la pesanteur des conventions et des codes établis. Le texte est réduit à la portion congrue, repoussé vers les bords : pour la première fois, le peintre supplante le calligraphe. La peinture s’émancipe du texte, devient une œuvre d’art à part entière. Elle s’impose, s’étale, prend ses aises sur tout l'espace disponible en y déployant son festival de couleurs pour le plus grand bonheur des yeux. Le réalisme fait également son entrée sur la scène, certes discrète, mais les visages possèdent avec le maître de Tabriz des particularités propres aux différents personnages, révélatrices de leur caractère ou de leurs états d’âme.

L'ornement

Quel merveilleux palais que celui édifié par Behzad avec ses murs ornementés (zukhruf) de faïences polychromes qui créent un décor somptueux mariant avec bonheur les arabesques aux entrelacs géométriques en une poésie de couleurs éclatantes et pures. On aimerait se perdre dans ses couloirs, s’attarder sur ses paliers, explorer ses portes dérobées, emprunter ses escaliers dans un sens puis dans l’autre. Le palais est le personnage principal de l'oeuvre. Il domine la composition, sa façade recouvre entièrement la page. Ce n'est que dans un second temps que notre regard se pose sur les deux personnages situés à l'écart, en haut à droite, et que l'on découvre la scène qui s'y déroule.
Pourtant, quelque chose cloche dans ce palais. La superbe façade ne présente aucune ouverture vers l’extérieur ou vers l’intérieur. Toutes les portes sont closes. Les persiennes aux fenêtres sont soigneusement baissées sur on ne sait quels mystères. On ne voit pas âme qui vive ni n'observe t-on la moindre trace d'une activité humaine aussi triviale soit-elle. Il y a fort à parier que si l’on tente sa chance sur une porte, on la trouvera immanquablement condamnée. Tout est désert, silencieux, mort.

Ascèse

Le palais de Behzad n’est qu’un leurre, une supercherie architecturale. Sous ses belles apparences, c’est en réalité une prison ou plus exactement un labyrinthe de couloirs sans issue. Le malheureux qui, étourdi par le faste des revêtements muraux, s’y aventurera sera irrémédiablement englouti dans un piège qui se refermera sur lui. Il y errera sans fin comme une âme en peine avec pour seul compagnon la beauté silencieuse et hautaine des ornements.
Le palais de Behzad est une métaphore artistique, une parabole esthétique des voies de la tentation. Par leurs attraits séducteurs, elles entraînent l'homme dans les sinuosités d'une quête chimérique des plaisirs sensuels d'où il lui devient en fin de compte aussi difficile d'en sortir qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille.
L'influence du soufisme sur Behzad est indéniable dans cette oeuvre comme elle l'est d'une manière générale sur tout l'art de la miniature persane. La dynastie des Séfévides, durant laquelle la miniature atteignit son apogée, formait à l'origine une confrérie soufie fondée par le shaykh Safi al-Din. Grâce à un prosélytisme actif porté par un programme de réformisme social et politique, elle réussit à s'emparer du pouvoir en Iran avec l'intronisation de Shah Ismael à Tabriz en 1501.
Le soufisme, dès ses origines, probablement sous l'influence du monachisme des Pères du désert, s'est situé dans une démarche spirituelle exaltant le renoncement au monde et l'ascèse. Il s'agit par ces deux voies de libérer l'âme de ses entraves matérielles pour accéder lors d'un ravissement extatique à l'union divine. Le terme soufi, lui-même, dérive de sûf, ce vêtement en laine écrue que les mystiques portaient, y compris par les chaleurs accablantes, à même le corps comme un exercice de mortification en vue de parvenir à dominer les pulsions libidineuses de la chair. Aussi, ils n'eurent de cesse de mettre en garde les croyants contre les appâts de ce monde et du corps qui parés de leurs plus beaux atours ensorcellent les hommes pour en faire les esclaves des jouissances éphémères procurées par les sens. Le voluptueux asservi par les plaisirs sensuels, incapable de leur résister, erre sans répit dans les méandres de la tentation, mené telle une bête de somme par l'aiguillon des convoitises charnelles. Mansur al-Hallaj, le grand mystique persan, crucifié en 909 à Bagdad pour avoir clamé sur les marchés et les places publiques, Ana l-Haqq (« Je suis la Vérité »), avait recommandé à son fils peu avant de monter sur le gibet : « Dompte ton âme sinon c’est elle qui te domptera. »

Grâce

Le Prophète avait qualifié le combat contre les passions concupiscentes de l'ego de jihad akbar, termes que l'on traduit généralement par grande guerre sainte mais qui signifient avant tout "effort", "s'efforcer de".
Les versets coraniques nous confient que Joseph, en dépit de son statut élevé de prophète, faillit succomber aux avances de Zulayka. Fort opportunément, la grâce de Dieu vint à sa rescousse pour le tirer du guêpier et déjouer la ruse de la maîtresse de maison. Il faut croire que s'il incombe à l’homme le devoir moral de  lutter de toutes ses forces contre les séductions de ce monde, en revanche, l’issue du combat spirituel ne dépend que de Dieu. Lui seul est en mesure de contenir les tentations, de les repousser, de les vaincre et de délivrer le malheureux pris dans leurs ruses. Le Coran rappelle à moult reprises qu'« il n’y a de force et de puissance que par Dieu. », qu'en toutes circonstances, c'est toujours Dieu qui est le vainqueur.
Seule la grâce incommensurable de Dieu provenant de Sa miséricorde compatissante, permet au croyant de se libérer de la "tyrannie des plaisirs" (Platon), et de s'élever au-dessus de la fange de ce monde pour atteindre les rivages resplendissants et sereins de l'autre.

Epilogue

...Nous aurions établi,
pour les maisons de ceux qui ne croient pas
au Miséricordieux,
des terrasses d'argent
avec des escaliers pour y accéder.

Nous aurions placé, dans leurs maisons,
des portes,
des lits de repos sur lesquels ils s'accouderaient
et maint ornement.

Mais tout cela n'est que jouissance éphémère
de la vie de ce monde.
La vie dernière, auprès de ton Seigneur,
appartient à ceux qui le craignent.[3]

Sourate 43 : L'ornement, versets 33-35

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[1] Les canons de la beauté requéraient que la femme soit représentée avec des traits chinois ou mongols, probablement à cause des influences artistiques venues de la Chine mais aussi du goût des commanditaires qui étaient des turco-mongols.
[2] Le récit de Joseph et Zulayka (sourate XII) est l'un des plus beaux du Coran. Le Livre saint, après quelques tièdes réprimandes à Zulayka, la défend et l'excuse même d'avoir tenté Joseph. Elle ne pouvait qu'être éprise de ce prophète à la beauté angélique. Les mystiques commentèrent largement ces versets elliptiques et virent dans les deux protagonistes les symboles mystiques de l'amant et de l'aimé.
[3] On ne peut s'empêcher de penser que Behzad ait été directement inspiré par ces versets tant la miniature semble être une illustration de ceux-ci.

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