Peintre turc, Gentile Bellini, 1480 |
Le vénitien
Gentile Bellini, peintre vénitien, mort vers 1507, devint célèbre pour ses portraits de personnalités croquées de profil et se découpant sur des fonds sombres ou sur les eaux vertes du Grand Canal de Venise. Sa renommée s’étendit jusqu’en Orient. Le Sultan ottoman Mehmet II, le conquérant de Constantinople, l’invita en 1480 dans sa capitale pour réaliser son portrait. Le vénitien y séjournera deux ans. Un de ses tableaux, le Peintre turc, émerveillera les artistes de l’Islam qui le réinterpréteront en livrant leur propre version du modèle. Parmi les deux variantes que nous connaissons, l’une semble être de Behzad en personne et aurait donc été réalisée dans le monde persan, l'autre d'un peintre anonyme moghol.
Dans son tableau, Gentile Bellini nous montre un peintre turc dans l’exercice de son art. Il est assis à même le sol et commence à tracer une esquisse à l’aide d’un calame (qalam-e nay), cet instrument du trait, fabriqué à partir d’un roseau, dont la pointe était biseautée et fendue. Il a posé sa tablette en appui sur ses genoux qu’il tient légèrement relevés afin d’avoir la planche correctement inclinée. Il se sert de son bras gauche pour assurer sa stabilité dans son giron. Calme, concentré, le regard fixe, l’artiste trempe sa plume à intervalles régulières dans les différents pots disposés autour de lui sur la natte. Il délaisse parfois son calame au profit d’un pinceau plus ou moins épais, piqué de poils d’écureuil, (qalam-e moû), lorsqu’il veut insuffler les couleurs de la vie aux formes qu’il vient de créer.
Notre peintre turc porte à l’oreille droite un anneau qui indique son statut d’esclave envers le Sultan. Vu son teint et sa physionomie, il doit probablement être originaire des régions balkaniques. C’est dans ces provinces chrétiennes que l’empire ottoman pratiquait le devchirme, ce dispositif qui permettait aux délégués du pouvoir central d’enlever des enfants à leurs familles pour les envoyer à Istanbul. Ces enfants étaient ensuite placés dans les meilleures écoles d’Istanbul où on les préparait à devenir l’élite de la nation, mais une élite vouée corps et âme au Sultan. En fonction des compétences développées par chacun et du cursus suivi, les jeunes diplômés intégraient les différents services de l’Etat pour briguer les plus hauts postes dans l’administration, l’armée ou même dans les ateliers d’art du souverain.
Gentile Bellini a revêtu notre peintre d’un magnifique caftan brodé de motifs typiquement ottomans en forme d’arabesques floraux. Néanmoins, la palette demeure plutôt sombre avec ce turban, cette ceinture en tissu ou ces manches peints dans des tons atténués. Un artiste ottoman a jugé utile d'introduire un petit bouquet de fleurs sur la gauche du personnage, soit pour égayer l'ensemble soit pour combler un vide qu'il jugeait trop important sur ce côté du tableau.
Sur le côté droit, une belle calligraphie arabe dans un style développé dans le monde iranien à la fin du XVe siècle, nous renseigne que le tableau a dû quitter Istanbul très tôt après sa réalisation pour voyager à travers le monde islamique, sans doute dans le cadre d'échanges diplomatiques, et parvenir à Tabriz ou Hérat, lieu de résidence de Behzad en cette fin du siècle. L'inscription formule une attribution de l'oeuvre à un artiste au nom énigmatique mais en tout cas bien identifié comme étranger à l'Islam : « Oeuvre d’Ibn Muezzin [fils de muezzin] qui est l’un des maîtres célèbres des Francs. » Est-ce que le peintre vénitien aurait porté un nom d’emprunt lors de son séjour à Istanbul pour être ainsi désigné dans la signature ? Ou bien le nom résulte t-il d’une déformation linguistique ? Difficile à dire.
Le peintre turc, Behzad (?), 1482 |
Le persan
Il semblerait que le portrait ci-dessus, déclinaison du tableau de Bellini, serait de Behzad lui-même. C’est en tout cas à lui que le monde musulman attribue l’œuvre et un calligraphe ne s’est pas gêné pour ajouter dans un médaillon situé en bas en gauche la mention : « Peinture réalisée par le serviteur [de Dieu] Behzad ».
Rejoignant Bellini sur nombre de points, l’artiste musulman a pourtant réussi à prendre suffisamment de distance par rapport au vénitien pour imprimer à son œuvre une identité visuelle ancrée dans la tradition picturale islamique.
Si l’on pouvait avoir un doute sur la véritable nature du personnage représenté par Bellini – scribe ? peintre ? calligraphe ? – désormais le doute n’est plus permis, c’est bien un peintre que nous avons en face de nous. Il tient une miniature à la main, presque achevée, d’un échanson ou d’un jeune homme se versant une coupe de vin, image récurrente dans l’art persan. Au niveau pictural, les tons sombres de Bellini ont cédé la place à des couleurs chatoyantes, lumineuses, franches. Les motifs du caftan se sont estompés au profit de larges aplats de lapis-lazuli d’un bleu profond mariés à un vert écarlate des manches de la chemise. La ceinture en tissu est désormais cousu de fils aux teintes multicolores et vives. Le turban quant à lui, parcouru de douces lignes élégantes, éblouit par sa blancheur. Etrangement, un anneau pend toujours à l'oreille du peintre. D’autant plus étrange qu’un mouchoir blanc, signe de noblesse, est fiché dans sa ceinture. Deux éléments pour le moins contradictoires. Il semblerait qu'il faille voir dans ces deux attributs des métaphores de la condition du personnage représenté : serviteur de Dieu en tant qu’homme et souverain ou maître de son art en tant qu’artiste.
Nous retrouvons toujours, comme dans le portrait de Bellini, le même visage grave avec ce regard fixe, absorbé et concentré sur le travail. De légères touches d’ombres viennent souligner le regard aux longs cils abrité sous un trait de sourcil gracieux. Le peintre est jeune, beau, rayonnant. Autant d’aspects renforcés par les teintes éclatantes de sa tenue mais aussi et surtout par ce fond jaune qui illumine l’œuvre d’un éclat solaire et sur lequel son profil se détache avec netteté. Nous avons là une œuvre lumineuse, un véritable chef-d’œuvre, qu’il soit de Behzad ou pas. Mais, au vu des éléments énumérés, on ne peut s’empêcher d'y relever la patte du grand Maître de Hérat avec cette palette d’une fraîcheur exceptionnelle qu’on lui connaissait mais aussi dans ce goût prononcé qu’il avait de faire refléter dans les visages l’âme et la psychologie des personnages.
Le peintre turc, Inde moghole, fin XVIe - début XVIIe siècle |
Le moghol
Avec ce troisième portrait, nous sommes dans l’Inde des grands moghols, même si une petite inscription située en bas à gauche attribue faussement l’œuvre à Behzad. A présent, ce n’est plus un peintre jeune que nous voyons représenté mais un homme d’âge mur avec des favoris et une barbe plus prononcés. Cette miniature nous révèle dans la peinture indienne des influences tout à la fois persane et européenne. Persane par les larges aplats de couleurs vives. Européenne par l’introduction d’ombres dans le modelé du visage, par les petits motifs dorés recouvrant le turban et la capeline bleue inspirés des éléments décoratifs de la Renaissance tardive. Contrairement aux deux autres portraits, l’artiste indien a choisi de nous présenter un profil différent du personnage, comme une image renversée, vue dans un miroir. La palette occupe une luminosité intermédiaire entre celle de Bellini et du portrait persan. Comme dans les deux précédents modèles, notre peintre a les yeux fixés sur son oeuvre représentant une femme et des nuages aux circonvolutions à la chinoise selon les règles définies par l’esthétique persane.
L’Inde s’ouvrit aux influences européennes beaucoup plus tôt que la Perse, probablement à cause des nombreux ports maritimes jalonnant son immense littoral et favorisant les échanges commerciaux. L’art du portrait y connaîtra un succès immense sous l’impulsion des monarques moghols qui à l’instar de leurs pairs européens aimeront à se faire représenter avec tous les insignes de leur souveraineté. Les princes des dynasties locales, les ministres et les notables de l’empire, par imitation ou orgueil, leur emboîteront le pas afin de laisser dans les chroniques historiques ou dans les albums d’images (muraqqa’) un souvenir de leur prestigieux passage sur terre.
Destin exceptionnel en Islam que celui du Peintre turc exécuté par Gentile Bellini. On peut se demander ce qui a interpellé les différents artistes musulmans dans ce tableau pour qu’ils éprouvent le besoin de le reprendre en le réinterprétant à leur façon. Peut-être ont-il vu, dans ce portrait d’un peintre en pleine page, sans aucun autre élément de décor ou personnage autour de lui, un hommage puissant rendu à tous les peintres oeuvrant dans le monde de l’Islam. Des peintres qui pratiquaient leur art en ayant en permanence sur leurs épaules l’œil suspicieux des Docteurs de la loi (ulémas) qui considéraient leur activité comme une déviance par rapport aux préceptes dogmatiques de l’Islam et qui préféraient accorder leur faveur aux seuls calligraphes, ces artistes adonnés à l’embellissement de la Parole de Dieu inscrite dans le Coran. Sans le soutien de mécènes privés, souverains, princes ou notables, les ateliers de peinture n’auraient jamais pu voir le jour en Islam ni les peintres d’exercer leur art. L’art de la miniature fut avant tout un art de la cour, royale ou princière.
Reprendre ce portrait a été une manière pour les peintres musulmans de défier l’orthodoxie la plus roide des ulémas sourcilleux en mettant à l’honneur un des leurs. Mais aussi d’exprimer avec force, dans un langage visuel chatoyant, leur passion dévorante pour la peinture qui constituait leur raison de vivre et d’être. Dans ce regard fixe, concentré et braqué du peintre turc sur son esquisse, les artistes musulmans y ont sans doute décelé la métaphore de leur attachement et de leur dévouement indéfectibles, exclusifs, inconditionnels et pléniers à l’art de la peinture.
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